
"Cette période est la portion la plus sacrée de l’année religieuse, celle vers laquelle converge le cycle liturgique tout entier."
HISTORIQUE. — Tout devait être surnaturel dans la rédemption du genre humain, transféré, comme le dit saint Jean (1), de la mort du péché à la vie de la grâce, qui le prépare à entrer dans la vie éternelle de la gloire. Il était souverainement convenable que ce passage fût annoncé par une figure où se manifesta l’intervention surnaturelle de Dieu, dans l’histoire du peuple hébreu, qui est toute figurative et symbolique (2).
Tel fut le caractère de la Pâque ancienne. Dieu voulut contraindre, par un dernier fléau, le Pharaon d’Égypte à laisser sortir son peuple de la terre de servitude. Il ordonna à tous les Israélites d’immoler le même jour et de manger dans chaque famille un agneau, avec le sang duquel ils teignirent leurs portes. Pendant la nuit suivante, l’ange exterminateur mit à mort tous les premiers-nés du peuple oppresseur, et passa les maisons des Hébreux, marquées du signe protecteur. Le tyran effrayé, n’osant plus lutter contre le Seigneur, consentit enfin au départ des descendants de Jacob, qui passèrent la mer Rouge, pour se diriger vers la terre promise, et furent encore miraculeusement protégés contre la poursuite du Pharaon. Ces deux événements, étroitement liés ensemble, furent appelés la Pâque, du mot hébreu pasach, qui signifie passage. Les Juifs célébraient chaque année, le quatorzième jour du premier mois lunaire, la délivrance de leurs ancêtres. Cette fête était la plus grande de leurs solennités.
Chaque année ramène aussi pour les chrétiens l’anniversaire de la vraie Pâque préfigurée par l’ancienne. Notre Agneau pascal, dit saint Paul, c’est Jésus-Christ, qui a été immolé (3). Sa résurrection glorieuse, qui fut pour lui le passage de la mort, qu’il avait volontairement soufferte, à la vie, qu’il a reprise pour toujours, est le principe de notre passage de la mort spirituelle du péché à la vie divine de la grâce. C’est par elle que nous passerons du temps, qui est une sorte de mort, à cause des misères que nous y rencontrons, à l’éternité, où nous serons mis en possession de la plénitude de la vraie vie ; par sa vertu encore, la mort sera définitivement vaincue et détruite au jour de la résurrection universelle (4), et nos corps eux-mêmes, arrachés au tombeau, passeront de l’humiliation de la mort à la gloire d’une vie nouvelle, et, par leur réunion avec nos âmes divinisées, ils seront investis de l’immortalité. Et il en sera ainsi, parce que Jésus-Christ, notre Agneau pascal, en réunissant en lui la nature humaine à la nature divine, est devenu le nouvel homme, le nouvel Adam, et qu’il voulait ainsi faire participer tous les membres de l’humanité régénérée et restaurée en lui, à sa vie divine et à sa gloire.
Le mystère de la Pâque du Nouveau Testament était donc le but, comme il est le complément nécessaire et le merveilleux résumé de tous les autres mystères qui entrent dans le grand œuvre de la rédemption. Le nom très justement appliqué à la figure qui l’annonça lui convient éminemment, et nous en indique exactement le sens et la portée.
La Pâque chrétienne a succédé sans interruption à la Pâque judaïque, parce que, de même que les Juifs ont toujours eu à cœur de célébrer par une solennité extraordinaire leur délivrance de la servitude d’Égypte, ainsi l'Église chrétienne devait consacrer spécialement le souvenir du grand événement qui est le principe de la transformation de l’humanité rachetée et sauvée, et sur lequel repose toute la religion, comme saint Paul nous l’atteste. « Si Jésus-Christ n’est point ressuscité, dit-il, notre prédication est sans valeur, et votre foi est vaine. Oui, s’il en est ainsi, votre foi est vaine ; car alors vous êtes encore ensevelis dans le péché, et tous ceux qui se sont endormis en Jésus-Christ sont perdus : et si nous n’avons d’espérance en Jésus-Christ que pour cette vie, nous sommes les plus misérables des hommes (5). » Aussi cette fête est certainement d’institution apostolique. Saint Augustin l'affirme (6), et la Tradition, dont les premiers témoignages sont contenus au livre des Actes des Apôtres, est constante et ne laisse aucun doute sur ce point.
On conçoit que, la résurrection du Sauveur étant le fait culminant de toute la rédemption, la fête qui en perpétue le souvenir devait être la plus haute et la principale de toutes celles que l’Église chrétienne a instituées. Les divers noms qui lui ont été donnés en expriment l’excellence. Le Martyrologe romain l’appelle la Solennité des solennités. Rupert, qui écrivait au XIIe siècle, a recueilli les dénominations suivantes : le Dimanche saint, l’Honneur de l’année, la Gloire du mois, le Jour auguste, la Splendeur des heures. Il n’a pas paru suffisant à l’Église de faire célébrer ce mystère pendant un jour. Jusqu’au XIe siècle, la solennité se prolongeait pendant l’octave, qui était chômée tout entière. Un concile de Meaux, tenu en 845, décrète que les huit jours de la solennité de Pâques seront célébrés par tous les chrétiens. Un concile de Mâcon, assemblé au IXe siècle, interdit toute œuvre servile pendant la semaine pascale. La solennité, avec obligation d’assister à la messe et de s’abstenir des œuvres serviles, a été réduite postérieurement à trois jours, dans toute l’Église, et même, en vertu du Concordat, à un seul en France; mais la piété des fidèles n’a pu se résoudre encore à considérer la fête de Pâques comme une solennité ordinaire, et l’usage s’est maintenu de faire un office public le lundi. Pâques, comme toutes les fêtes principales, a une octave, qui est d’institution apostolique ; mais la mémoire du grand événement qu’il rappelle se prolonge bien au-delà, jusqu’au samedi qui suit la Pentecôte ; cette période est la portion la plus sacrée de l’année religieuse, celle vers laquelle converge le cycle liturgique tout entier. Tout ce temps est comme un seul jour de fête. « Si les Juifs, dit saint Ambroise, non contents de leur sabbat hebdomadaire, célèbrent un autre sabbat qui dure toute une année, ne devons-nous pas faire plus encore pour honorer la résurrection du Seigneur ? Aussi nous ont-ils appris à célébrer les cinquante jours de la Pentecôte comme partie intégrante de la Pâque. Ce sont sept semaines entières, et la fête de la Pentecôte en commence une huitième. Durant ces cinquante jours, l’Église s’interdit le jeûne, comme au dimanche où le Seigneur est ressuscité ; et tous ces jours sont comme un seul et même dimanche (7). »
SIGNIFICATION DE LA PAQUE. — La Pâque chrétienne, avons-nous dit, est le complément de toute la rédemption. Dans la personne du Christ ressuscité, l’humanité qu’il a sauvée nous apparaît d’abord régénérée par une nouvelle naissance qui l’a mise en possession de la vie spirituelle.
Le baptême, qui était autrefois solennellement conféré aux adultes le Samedi saint, rappelait, en même temps qu’il l’opérait, cette première résurrection spirituelle. « Ignorez-vous donc, dit saint Paul, que nous tous, qui avons été baptisés en Jésus-Christ, nous avons été baptisés en sa mort ? car, par le baptême, nous avons été ensevelis avec lui pour mourir, afin que, de même que Jésus-Christ est ressuscité d’entre les morts, par la glorieuse opération de la puissance de son Père, ainsi nous marchions dans les voies d’une vie nouvelle. Si nous avons été entés sur lui par la ressemblance de sa mort, nous porterons aussi la ressemblance de sa résurrection, sachant que le vieil homme qui était en nous a été crucifié avec lui, afin que le corps qui appartenait au péché soit détruit, et que, désormais, nous ne soyons plus asservis au péché (8). »
Par une conséquence naturelle de cette première régénération, et afin que la transformation de notre nature soit complète, nous participerons aussi, même dans notre corps, à la glorieuse résurrection du Sauveur. Cette espérance, qui était profondément gravée dans le cœur de Job et soutenait sa constance au milieu des plus terribles épreuves, nous est confirmée par le fait du triomphe remporté par Jésus-Christ sur la mort. L’Apôtre, après avoir établi que toute la religion repose sur ce grand événement, nous affirme que notre propre résurrection en est la conséquence nécessaire : « Jésus-Christ ressuscité d’entre les morts est le premier-né de ceux qui se sont endormis de ce sommeil ; car, de même que la mort est venue par un homme, la résurrection des morts doit venir aussi par un homme, et comme tous meurent en Adam, pareillement tous vivront en Jésus-Christ. Mais chacun viendra à son rang : d’abord Jésus-Christ, comme les prémices, ensuite ceux qui sont à Jésus-Christ et qui ont cru à son avènement. Il faut que son règne s’étende jusqu’à ce que son Père ait mis tous ses ennemis sous ses pieds. La mort, le dernier ennemi, sera détruite à son tour. Alors le Fils sera assujetti à celui qui lui aura assujetti toutes choses, et Dieu sera tout en tous (9). »
Au lendemain de sa résurrection, Notre-Seigneur, cheminant avec deux de ses disciples sur la route d’Emmaüs, leur disait : « Ne fallait-il pas que le Christ souffrît et qu’il entrât ainsi dans sa gloire (10)? » Et quelques instants après, il faisait comprendre, aux apôtres assemblés avec d’autres disciples, « qu’il était nécessaire que le Christ souffrît et ressuscitât le troisième jour (11) ». C’est donc par sa passion et sa résurrection que notre Rédempteur, ayant achevé sa carrière mortelle, a pu introduire notre humanité dans le lieu de la gloire, où, suivant la parole de saint Jean, « il n’y a plus de temps (12) », et c’est là que tous, successivement, nous devons lui être réunis, en suivant « la voie qu’il nous a ouverte (13) ». L’éternité bienheureuse est donc la Pâque véritable, la fête sans fin, où nous serons spirituellement et sans cesse nourris et rassasiés de l’Agneau vainqueur qui tient le livre de vie (14) et nous a tous appelés à ses noces (15). C’est pour cette raison que la Pâque d’ici-bas est la fête des fêtes et la solennité des solennités, puisqu’elle est pour nous le gage assuré du triomphe définitif et du bonheur sans terme dont il nous mettra en possession. La sainte Église veut que nous nous considérions comme déjà ressuscités avec Jésus-Christ, comme jouissant déjà par anticipation de la vie éternelle. Aussi plusieurs Pères nous disent que les cinquante jours du temps pascal sont l’image de la bienheureuse éternité. Cette pensée nous sera rappelée pendant toute l’année liturgique, le dimanche, qui est le jour où Notre-Seigneur ressuscita. Une création nouvelle était terminée, supérieure à la première et bien plus merveilleuse. De même qu’après avoir tiré du néant et ordonné le monde sensible, Dieu se reposa ; ainsi, après ce grand œuvre de la reconstruction du monde spirituel et moral, le Verbe incarné entra par sa résurrection dans son repos éternel, et le jour dominical, le jour du Seigneur, est devenu notre sabbat sur la terre et l’image du sabbat éternel.
COMMENT PASSER LE TEMPS PASCAL. — Le jour de Pâques et pendant toute l’octave, l’Église se complaît à redire dans chaque partie de l’office divin : « Voici le jour que le Seigneur a fait ; réjouissons-nous et tressaillons d’allégresse ! » C’est bien, en effet, le jour par excellence, le jour près duquel tous les autres pâlissent, bien que Dieu y ait opéré aussi de grandes choses, mais des choses dont le mystère pascal était le but et la fin, et dont il est le couronnement magnifique.
Le jour où éclate la gloire de notre Sauveur est aussi notre jour à nous, puisque, étant mort pour nous, c’est pour nous qu’il est ressuscité. Avec lui nous avons triomphé, et du péché, qui est la mort de l’âme, et de la mort du corps, qui est le salaire du péché (16). Nous vivons maintenant en lui et par lui ; avec lui et à sa suite nous irons célébrer la grande Pâque du ciel, ce jour de la fête éternelle. La pénitence du carême et la tristesse du temps de la Passion doivent donc disparaître, et ne seraient plus de saison. Dans ce jour que le Seigneur a fait, nous n’avons plus qu’à nous réjouir et à tressaillir d’allégresse. Pendant tout le temps pascal, l’Église ne cesse de chanter et de nous faire redire avec elle l’Alleluia. C’est un cri de joie, un chant de triomphe, un hymne de reconnaissance. Voilà bien la vraie joie, celle qui convient aux enfants de Dieu, mais qui est réservée à ceux qui se sentent ressuscités avec Jésus-Christ. Disons donc de tout cœur et répétons sans cesse cet Alleluia, que nous redirons dans les siècles des siècles, lorsque nous serons en la compagnie et à la suite de notre Rédempteur glorifié.
Mais, pour avoir le droit de nous abandonner à cette joie toute céleste, il faut que nous soyons dès maintenant unis à l’Agneau qui ôte les péchés du monde (17) ; il faut que nous blanchissions nos robes dans son sang purificateur (18). Ceux-là seulement qui sont assez purs pour le suivre sur la terre peuvent jouir de la paix qu’il a apportée au monde et goûter la joie qui accompagne sa présence dans les âmes. Il faut donc le prier de nous faire participer de plus en plus à sa résurrection, en nous affranchissant chaque jour davantage du péché, qui diminue en nous la vie spirituelle, lors même qu’il n’est pas assez grave pour nous précipiter dans la mort. Et parce que nous devons désirer passionnément la gloire d’un Sauveur qui nous a tant aimés, prions-le avec ardeur de ressusciter tant d’âmes que le péché a tuées et qui ne sentent pas leur malheur, ou ne peuvent se résoudre à faire l’effort que Jésus leur demande pour les tirer du sépulcre dont la lourde pierre les écrase, et où elles sont livrées à la corruption.
Dans ce temps de Pâques, l’Église, interprétant la volonté expresse de son Époux, qui nous a déclaré que nous ne pouvons avoir la vie en nous, qu’autant que nous mangerons sa chair et boirons son sang (19), nous fait une rigoureuse obligation de prendre part à la grande solennité en mangeant l’Agneau pascal, comme le faisaient autrefois figurativement les Hébreux. Il est à peine concevable qu’il faille un précepte formel pour nous déterminer à rechercher cette nourriture qui contient le principe de la double résurrection de l’âme et du corps. Que ceux qui ont l’intelligence du mystère de la communion aillent y chercher cet accroissement de vie qui nous est promis, de cette vie qui est celle de Dieu lui-même ; que, pressés par une faim toute céleste, ils aillent souvent prendre part au festin divin qui leur est préparé, sans craindre de fatiguer jamais le Dieu qui s’est sacrifié pour nous et ne demande qu’à se donner sans mesure ; qu’ils soient azymes, c’est-à-dire qu’ils se présentent avec un cœur pur et droit : la chair de l’Agneau les remplira de force et de vie ; son sang marquera leurs âmes pour le ciel, où se célèbre la Pâque sans fin.
P.-F. ECALLE,
Chanoine honoraire, professeur de théologie.