Les Rogations

12 Mai, 2023
Provenance: fsspx.news

« Et pourtant c’est par la prière seule que nous pouvons nous guérir des maux qui nous ont frappés, écarter ceux qui nous menacent, nous sauver temporellement, et arriver au salut éternel. »

La première institution des Rogations est très ancienne, et avant d’entrer dans les considérations que doivent suggérer ces prières solennelles, il convient de faire connaître brièvement l’histoire de leur établissement.

Saint Mamert fut placé sur le siège épiscopal de Vienne, dans les Gaules, un peu après le milieu du Ve siècle. Malgré ses vertus, ou peut-être à cause de ses vertus, il eut à subir bien des persécutions. Mais ses chagrins personnels lui étaient moins sensibles que les calamités publiques. En ce temps, les tremblements de terre étaient presque continuels et si violents qu’ils ébranlaient et renversaient un grand nombre de maisons ; jamais les incendies n’avaient été plus fréquents ; on ne parlait que de spectres et de fantômes nocturnes qui jetaient la terreur dans tous les esprits ; les bêtes féroces pénétraient jusque dans les villages et même dans les villes, et y faisaient de grands ravages et de nombreuses victimes. Les historiens de l’époque nous ont laissé des peintures navrantes de tous ces fléaux.

Pendant la nuit de Pâques de l’an 469, tandis que les fidèles étaient assemblés dans l’église, pour se préparer à la grande solennité, le feu prit à la maison de ville, qui n’était pas éloignée. La foule abandonna précipitamment l’église, chacun voulant se garantir soi-même du danger, ou courir protéger sa propre maison. Le saint évêque ne quitta pas l’autel, et il offrit avec foi à Dieu ses prières et ses larmes pour conjurer ce nouveau malheur. Au point du jour le terrible embrasement cessa subitement, et le peuple, attribuant avec raison ce prodige à son évêque, revint à l’église pour remercier Dieu et continuer l’office interrompu. Saint Mamert, s’adressant aux fidèles, leur démontra que la prière et la pénitence étaient les seuls remèdes aux maux qu’ils souffraient et les seuls moyens capables de les en préserver à l’avenir. Il promit solennellement à Dieu des Rogations ou Litanies, c’est-à-dire des supplications publiques accompagnées de jeûnes. Comme on devait se rendre dans une autre église pour y faire ces prières, on donna aussi à cette cérémonie le nom de Procession.

En faisant ce vœu, saint Mamert n’instituait pas précisément une chose nouvelle ; car on avait déjà fait des Rogations avant lui. Mais elles n’étaient pas parfaitement réglées, et on ne les avait jamais fixées à des époques précises. Les fidèles n’y attachaient plus autant d’importance que dans les commencements, et divers désordres s’y étaient introduits. Le saint évêque voulut rendre à cette pratique religieuse son véritable caractère et en assurer la perpétuité. Le clergé s’y prêta avec empressement, et il obtint plus facilement qu’on ne l’espérait le concours du sénat. D’un commun accord, on fixa aux trois jours qui précèdent l’Ascension l’accomplissement de ce vœu. Afin de ménager la faiblesse de ceux qui ne pourraient faire une longue marche à jeun, saint Mamert indiqua la station de la première procession dans une église, peu éloignée des murailles. Toute la ville s’y rendit dans un extérieur pénitent et humilié, et la multitude fit paraître une grande componction de cœur, en mêlant ses larmes et ses gémissements au chant des Psaumes. Les calamités publiques cessèrent, et cette pieuse institution produisit d’excellents effets, non seulement dans la ville de Vienne, où la pratique de la pénitence devint plus fréquente, mais encore dans les villes voisines, où elle fut adoptée. Peu d’années après, saint Sidoine Apollinaire, évêque de Clermont, attribua publiquement à saint Mamert l’établissement des trois jours de Rogations, et le loua d’avoir donné occasion aux autres évêques de corriger, d’après son exemple, les désordres qui se commettaient dans les anciennes processions.

Quelques églises des Gaules voulurent, dès les premières années, imiter l’exemple donné par l’église de Vienne, sans néanmoins s’assujettir à faire ces processions à la même époque. Saint Avit, successeur de saint Mamert, dit à ce sujet que « le nombre des jours, le choix de la saison ou toute autre circonstance dépendant des convenances locales ou de la disposition des esprits importaient peu, pourvu que l’on restât fidèle à s’acquitter tous les ans de ce devoir de piété par la prière et la pénitence, en mêlant les larmes du cœur au chant des Psaumes (1). » Cependant les évêques, considérant la sagesse de l’institution de saint Mamert, crurent que le mieux était de se conformer entièrement à ce qu’il avait établi, et, comme à Vienne, ils prescrivirent de faire les processions les trois jours qui précèdent l’Ascension.

Saint Césaire, évêque d’Arles, qui présida le concile d’Agde en 506, parle des Rogations de saint Mamert en des termes qui font supposer au moins qu’elles étaient établies de son temps dans les provinces des Gaules soumises à la domination des Wisigoths. Elles pénétrèrent aussi, vers les commencements du VIe siècle, dans les autres parties des Gaules dont se composaient les États de Clovis Ier. Le premier concile d’Orléans, assemblé en 511, fit un décret spécial pour ordonner de les célébrer avant l’Ascension dans toutes les églises sur lesquelles il avait autorité.

On trouve les Rogations déjà observées en Espagne dès le commencement du VIe siècle, puisqu’il en est fait mention dans les actes du concile de Girone, tenu en 517. Elles se célébraient, non les trois jours qui précèdent l’Ascension, mais le jeudi, le vendredi et le samedi après la Pentecôte. On les avançait en certains lieux au lundi de cette même semaine, comme cela se pratiqua plus tard à Milan.

Les Rogations ne furent pas introduites à Rome avant la fin du VIIIe siècle. On n’y connaissait auparavant que la procession du 25 avril, appelée Grande Litanie. Ce fut le Pape Léon III, élevé sur le Saint-Siège en l’an 795, qui les prescrivit, après que Charlemagne ou quelques évêques de ses États eurent établi en France la procession dite de saint Marc, parce qu’elle se fait le jour de cette fête, bien qu’elle n’y soit nullement attachée. C’est par comparaison avec cette procession que celles des Rogations sont appelées les Petites Litanies.

Le concile de Mayence, de l’an 813, a prescrit par un décret spécial d’observer partout les Rogations. Ces trois jours devaient être chômés, et les œuvres serviles étaient interdites comme le dimanche. Toutefois, cette dernière obligation n’était pas générale dans l'Église d’Occident ; jamais elle ne fut admise à Rome, elle ne pénétra pas non plus en Espagne, ni même en Angleterre, où l’on suivait pourtant assez volontiers les coutumes de l’église gallicane. L’interdiction des œuvres serviles ne se maintint pas ; lorsque les capitulaires de Charles le Chauve, où elle était consignée, perdirent leur autorité, les processions des Rogations ne furent plus, comme auparavant, que de simple dévotion. L’église de Trèves est une des dernières qui aient gardé l’obligation de chômer les Rogations. Le concile qui se tint en cette ville en 1549 réduisit ces trois jours à des demi-fêtes, qui devaient se terminer à midi, comme celle du 25 avril, le mercredi des Cendres et les trois derniers jours de la semaine sainte.

L’obligation du jeûne pendant les Rogations persévéra moins longtemps encore que celle du chômage. Dans le IXe siècle, une vive discussion s’engagea sur ce point entre Amalaire et Agobard de Lyon, le premier combattant l’institution du jeûne en ces jours comme contraire à l’esprit et à la pratique de l’Église universelle, qui s’est gardée de prescrire aucun jeûne pendant tout le temps pascal, où les fidèles doivent se livrer à une joie sainte, à cause de la résurrection du Sauveur. Bientôt le sentiment d’Amalaire prévalut. L’abstinence a été maintenue jusqu’à nos jours, et si, dans un certain nombre de diocèses de France, elle n’est plus observée de fait, c’est en vertu de dispenses annuelles accordées par les évêques, par délégation du Saint-Siège.

Ce qui caractérise principalement les Rogations, ce sont les processions qui se font en ces jours. Comme dans l’origine, là où c’est possible, la procession sortie d’une église se dirige vers une autre église, où se fait une station, pendant laquelle on célèbre la messe spécialement indiquée. Ces processions ont été appelées tout d’abord Litanies, et elles ont conservé cette dénomination dans nos livres liturgiques. On n’en doit pas conclure que l’on y chantait primitivement les séries d’invocations des saints qui sont en usage aujourd’hui, et qui n’ont été composées que postérieurement et non d’un seul coup. Le mot Litanie, tiré du grec, a le même sens que celui de Rogations, emprunté au latin, et signifie proprement supplications. Nos litanies des saints ne sont donc que des formules particulières de supplications. Dans l’ancienne Église grecque, on commençait ordinairement les prières de ce genre par ces mots : Kyrie eleison, Seigneur, ayez pitié de nous, que l’on répétait plus ou moins de fois, sans y joindre d’autres invocations. L’Église romaine adopta cet usage, en conservant la formule, bien qu’étrangère à la langue latine. Cette manière de prier se continua jusqu’à la fin du VIe siècle. Saint Grégoire le Grand lit ajouter ces autres mots : Christe, eleison, qui établirent une différence entre les litanies des Latins et celles des Grecs. Chez ces derniers, toute l’assistance disait : Kyrie, eleison ; en Occident, les clercs disaient : Kyrie, eleison, et les laïques répondaient autant de fois : Christe, eleison. Depuis longtemps déjà, dans toutes les églises d’Occident, les litanies commencent par trois invocations. Le premier Kyrie, eleison est adressé au Père, Christe, eleison, au Fils, le deuxième Kyrie, eleison au Saint-Esprit. La coutume de faire suivre ces supplications des invocations des saints est certainement fort ancienne et dut s’introduire peu de temps après l’institution des processions. Les saints principaux étaient invoqués partout, et les églises particulières réclamaient aussi l’intercession de ceux qu’elles avaient donnés au ciel et qu’elles considéraient, à juste titre, comme leurs protecteurs particuliers. Les diverses Litanies ont été ramenées à l’unité par le Pape saint Pie V. Aujourd’hui, toutes celles qui ne sont pas contenues dans les livres liturgiques sont à l’index, et l’usage en est défendu, à moins qu’elles n’aient été spécialement approuvées et permises par le Saint-Siège.

Les processions des Rogations ont pour but, comme à l’origine, de détourner de nous tous les maux, tous les fléaux spirituels et temporels. On doit y assister dans un esprit de pénitence et de componction, le sens des prières l’indique suffisamment, et, pour le rappeler d’une manière plus expressive, les prêtres se revêtaient autrefois d’ornements noirs, aujourd’hui ils en portent de couleur violette, qui est la couleur adoptée par l’Église pour les temps de pénitence. Le Rituel romain n’omet pas de rappeler la nécessité de cette disposition : « Le clergé et le peuple, dit-il, étant réunis à l’église le matin, à l’heure indiquée, tous agenouillés prient Dieu, pendant quelque temps, avec un cœur contrit et humilié. »

Avant que la procession ne se mette en marche, on chante ces paroles significatives : « Seigneur, levez-vous, venez à notre aide et délivrez-nous, pour l’honneur de votre nom. » On ajoute le verset suivant, qui exprime la confiance basée sur l’expérience que le peuple chrétien a faite de la bonté divine : « O Dieu, nous avons entendu de nos oreilles, nos pères nous ont raconté ce que vous avez fait pour votre peuple. » On répète : « Seigneur, levez-vous, etc. »

Dans les Litanies, on implore d’abord la miséricorde des trois personnes de la sainte Trinité. On réclame ensuite l’intercession de toute l’Église triomphante, de la sainte Vierge, Mère de Dieu, des esprits célestes et de tous les saints, dont les plus illustres de chaque catégorie sont nommés. On énumère les maux spirituels et temporels qui peuvent tomber sur nous, et on demande à en être délivré par la vertu des mystères de la vie du Sauveur Jésus-Christ. Viennent après cela des demandes pour l’Église, le Pape et les divers ordres de la hiérarchie ecclésiastique, pour les princes et le peuple chrétien, c’est-à-dire pour l’Église militante. L’Église souffrante n’est pas oubliée, et nous prions Dieu de mettre promptement les âmes qui la composent en possession du repos éternel. Toutes ces supplications sont enfin résumées dans des invocations au Fils de Dieu, à l’Agneau de Dieu, par qui seul nous avons accès près du Père céleste. Les versets et oraisons qui suivent répètent et développent les mêmes demandes.

Si la longueur du chemin l’exige, on recommence les Litanies, ou bien on y supplée par quelques-uns des Psaumes de la pénitence ou des Psaumes graduels : les prières et les chants capables d’exciter la componction sont seuls admis.

Les mêmes règles sont suivies pour la procession dite de saint Marc, parce qu’elle se fait invariablement le 25 avril, même lorsque la fête de saint Marc est transférée à un autre jour.

Les Rogations étant essentiellement des supplications adressées à Dieu pour écarter les châtiments mérités par les hommes et attirer sa miséricorde, l’Église s’est étudiée, dans la messe qui se célèbre à la procession, à nous inculquer la nécessité et à nous montrer la puissance de la prière.

L’Introït est composé de ces paroles : « De son saint temple le Seigneur a entendu ma voix, et le cri que j’ai poussé en sa présence est entré dans ses oreilles. » Rien ne peut mieux nous exciter, dès le commencement du saint sacrifice, à prier avec confiance, que ces paroles, où il nous est affirmé que le cri de notre cœur pénètre jusque dans les profondeurs du ciel où Dieu habite, et qu’il y prête l’oreille avec bonté.

Dans l’Épître, saint Jacques nous rappelle que, si le prophète Élie, inspiré par Dieu, ferma le ciel par sa prière, de telle sorte que la terre fut privée de pluie pendant trois ans et demi, c’est aussi sa prière qui l’ouvrit et en fit descendre une pluie abondante qui rendit à la terre sa fécondité. Et pour nous exciter à prier aussi avec confiance et persévérance, l’Apôtre a soin de nous faire remarquer que, comme nous, Élie était un homme sujet aux misères de cette vie.

La confiance respire dans les paroles qui suivent l’Alleluia, et, comme s’il n’était pas permis de douter que Dieu doive exaucer les prières qui lui sont adressées, elles expriment déjà, par anticipation, la reconnaissance qui lui est due, et proclament sa miséricordieuse bonté : « Alleluia. Louez le Seigneur, à cause de sa bonté ; car sa miséricorde se manifeste dans tous les temps. »

La même idée est rendue de la manière la plus saisissante dans l’Évangile, sous la forme parabolique que Jésus-Christ aimait employer, pour rendre plus facilement intelligibles ses grands enseignements. Un ami va, au milieu de la nuit, éveiller son ami pour lui demander le pain qui lui manque, afin de sustenter un hôte qui vient de lui arriver. Il éprouve d’abord un refus, parce que l’heure est peu convenable et qu’il est impossible, sans un grand dérangement, de satisfaire à sa demande. Il insiste et, quoique intempestive, son obstination est couronnée de succès. Rien ne pouvait mieux nous montrer que, si Dieu n’exauce pas immédiatement notre prière, il faut la réitérer sans se lasser, et qu’il se laissera toucher par notre persévérance et vaincre par notre opiniâtreté, qui ne sera à ses yeux qu’une preuve de notre confiance en sa bonté paternelle. Nous devons aussi laisser à Dieu le choix des biens qu’il jugera convenable de nous envoyer. Un père, dit le Sauveur, ne donne pas une pierre à son enfant qui lui demande du pain, ni un serpent pour un poisson, ni un scorpion au lieu d’un œuf. « Si donc, conclut-il, vous qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison votre Père céleste ne donnera-t-il pas de bonnes inspirations à ceux qui l’en prieront ? »

L’antienne de la communion est la conclusion générale de tout l’office. L’Église nous y redit ces paroles déjà chantées dans l’évangile : « Demandez, et vous recevrez ; cherchez, et vous trouverez ; frappez, et on vous ouvrira. Car qui demande, reçoit ; qui cherche, trouve, et on ouvre à celui qui frappe. Alleluia. »

Pourquoi les Rogations sont-elles si négligées aujourd’hui ? C’est sans doute parce que beaucoup de chrétiens n’en connaissent ni la signification ni le but, mais c’est surtout parce que l’esprit de prière s’est affaibli parmi nous et que le grand nombre ne prie plus ou prie fort mal. Et pourtant c’est par la prière seule que nous pouvons nous guérir des maux qui nous ont frappés, écarter ceux qui nous menacent, nous sauver temporellement, et arriver au salut éternel.

 

P.-F. ECALLE,

Chanoine honoraire, professeur de théologie.