L’acte suprême du sacerdoce du Christ : le sacrifice de la Croix

Source: FSSPX Actualités

L’étude du sacerdoce de Jésus-Christ présentée dans un précédent article conduit naturellement à la contemplation de l’acte suprême du Grand prêtre de la Nouvelle loi : le sacrifice de la Croix. 

Elle est importante au regard des réactions suscitées par notre recension de l’ouvrage que l’ancien pape Benoît XVI a co-écrit avec le cardinal Sarah. Nous y affirmions que Joseph Ratzinger s’appuyait sur une conception du sacerdoce et de la messe erronée car en contradiction avec l’enseignement du concile de Trente et de saint Thomas d’Aquin. 

Qu’est-ce qu’un sacrifice ? 

Les théologiens distinguent communément le sacrifice au sens large et au sens propre. 

– Au sens large le sacrifice est toute œuvre bonne faite par révérence envers Dieu. Ce peut être un acte purement intérieur, selon ce que dit le psaume 50 : « le sacrifice à Dieu, c’est un esprit brisé », ou également extérieur, comme lorsque « celui qui fait miséricorde offre un sacrifice » (Eccle. 35, 4). 

– Le sacrifice proprement dit est défini par saint Thomas comme l’oblation d’une chose sensible (1) faite à Dieu seul pour attester sa domination suprême et notre sujétion (2), par un certain changement dans la chose offerte (3), et par un ministre légitime qui est proprement prêtre (4) (Somme Théologique, II-II question 85, articles 1 à 4). 

Les divers éléments du sacrifice 

Le sacrifice intègre un certain nombre d’éléments, tous nécessaires pour caractériser ce qu’est un sacrifice au sens propre. 

Il y faut d’abord une oblation 

Cet élément est commun à tout sacrifice, au sens large comme au sens propre. Certes, remarque saint Thomas d’Aquin, toute oblation n’est pas un sacrifice. Reste que, dans le sacrifice, l’oblation intérieure a plus d’importance que ce qui se fait extérieurement, au point que ce signe extérieur serait sans valeur religieuse s’il se faisait sans une oblation intérieure. 

L’oblation concerne une chose sensible 

Ainsi que l’enseigne saint Thomas, « il convient à l’homme d’user de signes sensibles pour exprimer quelque chose, parce que la connaissance se fait par les sens. Et c’est la raison naturelle qui guide l’homme dans l’usage de certaines choses sensibles pour les offrir à Dieu, en signe de sujétion et d’honneur, selon la similitude de ceux qui offrent des objets à leurs maîtres en reconnaissance de leur seigneurie ». La chose sensible est donc la cause matérielle

Il en découle que le sacrifice externe, en tant qu’externe, est un signe, puisque le sacrifice interne est une action morale procédant de la vertu de religion. Saint Thomas reprend ici saint Augustin dans La Cité de Dieu : « Tout sacrifice visible est le sacrement d’un sacrifice invisible, c’est-à-dire qu’il est un signe sacré ». Ainsi le signe externe ne vaut que dans la mesure où il manifeste ou signifie l’acte interne. Autrement, vouloir ne s’appuyer que sur des signes externes revient au pharisaïsme, à une apparence de religion. 

Cette chose sensible est offerte à Dieu seul 

Le sacrifice est un acte d’adoration qui n’est dû qu’à Dieu seul. « Le sacrifice qui est offert extérieurement signifie le sacrifice intérieur spirituel, par lequel l’âme s’offre elle-même à Dieu. (…) L’âme s’offre à Dieu en sacrifice, comme au principe de sa création et comme à la fin de sa béatification. Or selon la vraie foi, seul Dieu est créateur de nos âmes, et notre béatitude consiste en Dieu seul. Donc de même que nous devons offrir à Dieu seul un sacrifice spirituel, de même nous ne devons offrir de sacrifices extérieurs qu’à lui seul » (saint Thomas, op. cit., article 2). 

Un honneur spécial d’adoration est dû à la suprême excellence de Dieu, et c’est ce qu’exprime le sacrifice. Le sacrifice est donc éminemment un acte de religion, dont les fins exprimées dans un rite consistent à : 

– Manifester le souverain domaine de Dieu sur toutes choses ; 

– Manifester la soumission entière de l’homme vis-à-vis de Dieu ; 

– Manifester encore que Dieu n’a pas besoin des créatures (l’holocauste en particulier) ; 

– Exprimer la demande de l’expiation des péchés. 

Il doit y avoir un certain changement accompli dans la chose offerte 

Saint Thomas use de mots généraux puisqu’il parle de tous les genres de sacrifices, même non sanglants. Pour montrer que le sacrifice est un acte spécial de la vertu de religion, distinct de la simple oblation, il dit que « l’on parle proprement de sacrifice, quand quelque chose est fait à des choses offertes à Dieu, comme lorsque des animaux sont tués et brûlés, que du pain est rompu, mangé et bénit. Le nom le dit lui-même, car sacrifice signifie que l’homme fait quelque chose de sacré (sacrum-facere). Or oblation signifie directement que quelque chose est offert à Dieu, même si l’on n’y touche pas, comme l’on dit que sont offerts des deniers et des pains à l’autel, sans qu’ils ne subissent rien. Ainsi, tout sacrifice est une oblation, mais pas le contraire », toute oblation n’est pas sacrifice. Il faut que la chose offerte subisse un changement, et c’est ce changement qui caractérise le sacrifice cultuel. 

Le sacrifice doit être accompli par un ministre légitime 

Le sacrifice est un acte spécial de la religion, non seulement interne et externe, mais public, c’est-à-dire offert non pour le seul offrant mais pour le peuple. Il doit aussi être offert par un ministre public, député à cet office, qui agit au nom de tous : « Tout pontife est tiré des hommes et constitué pour les hommes en ce qui regarde les choses de Dieu, afin d’offrir les dons et sacrifices pour les péchés » (He 5, 1). C’est ce sacrifice externe qu’offrent les fidèles avec le prêtre, en y joignant leur propre oblation intérieure. 

Le sacrifice du Calvaire 

Ces notions se retrouvent dans le sacrifice du Christ à la Passion : acte de religion de l’offrant, oblation et immolation (ce sont les éléments essentiels), consécration de la victime, réconciliation et union avec Dieu… Le sacrifice est tout cela sous divers aspects. 

Comme acte de religion, la passion du Christ est le sacrifice par excellence 

Saint Thomas écrit : « De tous les dons que Dieu a faits à l’humanité tombée par le péché, le principal est celui de son propre Fils. D’où il est dit en saint Jean (3, 16) : “Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais ait la vie éternelle”. Aussi le sacrifice souverain est-il celui par lequel le Christ “s’est offert lui-même à Dieu en sacrifice d’agréable odeur” (Ep 5, 2) » (Somme théologique, I-II, 102, 3). 

Les deux éléments essentiels de tout sacrifice, offrande et immolation, se rencontrent au Calvaire 

L’offrande d’abord : « Le Christ s’est offert volontairement à la passion, et de ce point de vue, il réalise vraiment l’idée d’hostie » (III, 22, 2, ad 2). L’immolation ensuite : « Le Christ, comme le dit saint Augustin dans La Cité de Dieu (livre X, chap. VI), s’est offert lui-même dans la passion pour nous » (III, 48, 3). Et d’ajouter aussitôt : « Que le Christ ait subi volontairement la passion, cela a été souverainement agréable à Dieu, car le motif en était la charité. Il est donc manifeste que la passion du Christ a été un vrai sacrifice ». 

Un passage du Compendium de théologie explicite bien la pensée du saint Docteur. Il y affirme avec force le caractère volontaire de la mort du Christ. Il précise que le Christ « est mort, non en vertu d’une nécessité, mais par son pouvoir et sa propre volonté ; aussi disait-il en saint Jean (10, 18) : “J’ai le pouvoir d’offrir ma vie et j’ai le pouvoir de la reprendre” » (ch. 230). 

La raison en est que « tout ce qui était naturel dans le Christ, en raison de sa nature humaine, relevait de sa volonté à cause de la puissance de sa divinité, à laquelle toute la nature est soumise. Il était donc au pouvoir du Christ que, aussi longtemps qu’il le voudrait, son âme restât unie à son corps, et que, dès qu’il le voudrait, son âme fut séparée de son corps » (Ibid.). 

Saint Thomas dit aussi ailleurs : « On ne peut inculper le Christ de suicide ; car (…) si l’âme a en son pouvoir de quitter le corps ou d’y revenir quand elle le veut, il n’y aurait pas plus de faute à ce qu’elle le quitte, qu’il n’y en pas pour un propriétaire de quitter la maison qu’il habite » (Quodlibet I). 

Ainsi, la Croix est un sacrifice véritable. Il s’y trouve le grand Prêtre, la divine Victime et l’accomplissement rituel du sacrifice par la séparation volontaire de l’âme et du corps du Christ. Le sacrifice est donc interne et externe ; il est public, accompli par celui qui est agréé Prêtre par Dieu. La Croix est vraiment un culte au sens plein du terme, elle est même LE culte du Nouveau Testament, l’Alliance conclue par le Christ en son Sang. 

Que les bourreaux romains n’aient eu aucune intention cultuelle n’influe aucunement en la matière. Ils jouent le rôle d’instruments utilisés par Dieu pour disposer la victime à son immolation, sans l’accomplir. Car c’est par sa propre volonté que le Christ sépare son âme de son corps, comme l’enseigne saint Thomas avec toute la Tradition. Ainsi, si la Croix n’est pas un acte cultuel, comme l’écrit l’ancien pape Ratzinger, elle n’est pas un sacrifice au sens plein

La fin du sacrifice de la Croix 

Ce qui caractérise le sacrifice du Calvaire, c’est que l’offrant est identique à l’offrande : le Christ est à la fois prêtre et victime, puisque c’est lui-même qu’il offre à son Père. Le Christ joue à la fois le rôle de victime pour le péché, car il nous a obtenu la rémission de nos fautes ; de victime pacifique, car il nous donne la grâce qui nous sauve ; et d’holocauste, en nous méritant la gloire, qui consomme l’union parfaite de l’homme avec Dieu (III, 22, 1 et 2 ; 48, 3). 

L’oblation du Christ au Calvaire 

Il reste à préciser comment se manifeste l’oblation sensible et rituelle que le Christ a accomplie comme prêtre et qui a donné à son immolation valeur de sacrifice. Le père jésuite Maurice de la Taille a cherché cette oblation sensible et rituelle dans la Cène qui, par les paroles de la consécration, représente à l’avance l’immolation de la Croix, et constitue l’oblation réelle et présente de la victime du lendemain 1 . En conséquence, la Cène et l’immolation du Calvaire ne formeraient qu’un seul sacrifice : à la Cène se serait faite l’oblation non sanglante de l’immolation sanglante qui devait s’accomplir au Calvaire 2

Cette interprétation non seulement se heurte à l’opinion commune des théologiens, mais ne tient pas suffisamment compte de la doctrine du concile de Trente qui applique le terme de sacrifice et à la Messe et à l’immolation du Calvaire : « Si quelqu’un dit que le sacrifice de la messe inflige un blasphème ou porte atteinte au très saint sacrifice du Christ accompli sur la Croix, qu’il soit anathème ! » (Denzinger, n° 1754) Le concile de Trente distingue donc nettement deux sacrifices. Il dit par ailleurs que la Cène est aussi un véritable sacrifice.

En outre, le Concile parle d’une double oblation, l’une sur l’autel de la Croix, l’autre au moment de la Cène (Denzinger, n° 1739-1741). Il n'est donc pas possible de réunir la Cène et la Croix pour former un seul sacrifice.

Et il faut donc maintenir qu’au Calvaire il y eut une véritable oblation : mais comment cette oblation, qui doit être sensible, s’est-elle manifestée ? Par les paroles du Christ durant sa Passion et par les circonstances qui l’accompagnent. Lui-même avait dit : « Personne ne me ravit la vie mais je la donne de moi-même » (Jn 10, 18). Or, sur la Croix, le Christ s’écrie : « Père, je remets mon âme entre tes mains » (Lc 23, 46) ; ce cri est l’expression de cette oblation dont le Christ témoigne pendant toute sa Passion en acceptant volontairement les coups et le crucifiement. 

Il est par conséquent impossible d’affirmer une causalité de la Cène par rapport à la Croix. La Cène est une représentation de la Croix – elle la signifie réellement –, anticipée, au même titre que la Messe en est une représentation postérieure. Or la messe n’a aucune causalité sur la Croix ! Il faut donc dire que la Cène est un sacrifice pour autant que la Croix en est un, de la même manière que la messe est un sacrifice pour autant que la Croix en est un. 

La Cène a institué le cadre rituel de la perpétuation du sacrifice de la Croix par le saint sacrifice de la Messe, sacrifice qui est offert par les prêtres constitués par le Christ le Jeudi saint en vue de remplir cet office. 

  • 1M. de la Taille, S. J., Mysterium Fidei, Paris, Beauchesne, 1924, p. 36.
  • 2Ibid., p. 101