L’Alleluia (étude historique et liturgique)

Source: District of Canada

« Il est intéressant de rechercher dans l’antiquité qui précéda la venue du Sauveur et les origines de l’Église, des traces de l’emploi de ce mot mystérieux, qui joue un si grand rôle dans la sainte liturgie. »

On l’a dit avec raison, de même que tout homme venant en ce monde a son histoire, de même toute parole humaine qu’une bouche chante ou prononce a aussi la sienne. Aujourd’hui (1), je voudrais essayer d’esquisser rapidement celle d’un mot célèbre, qu’une hymne antique (2) appelle une suave louange, et qui fait la joie et l’honneur de nos chants catholiques, depuis le dernier jour de la grande semaine jusqu’à la Septuagésime. Cette étude, nous l’espérons, ne sera pas sans attraits pour ceux qui se plaisent dans le culte des souvenirs et du passé. Elle nous fournira également l’occasion de montrer quelques-uns des mystérieux et poétiques enseignements de la sainte liturgie.

Le mot Alleluia est d’origine hébraïque et signifie louez le Seigneur. La première partie de ce mot (Allelu) exprime une idée de louange, accompagnée de transports de joie, et la deuxième (Iah) est un des noms de Dieu, il signifie : Celui qui donne l’être.

Il est intéressant de rechercher dans l’antiquité qui précéda la venue du Sauveur et les origines de l’Église, des traces de l’emploi de ce mot mystérieux, qui joue un si grand rôle dans la sainte liturgie.

L’abbé Rupert dit à ce sujet : « L’Alleluia est une goutte de joie suprême dont tressaillit la Jérusalem d’en haut. Les Patriarches et les Prophètes le portèrent au fond de leur âme ; l’Esprit saint le produisit avec plus de plénitude sur les livres des Apôtres. Il signifie l’éternel festin des Anges et des âmes bienheureuses, qui consiste à louer Dieu sans cesse, à contempler sans fin la face du Seigneur, à chanter sans jamais se lasser des merveilles toujours nouvelles. L’indigence de notre vie actuelle n’arrive pas à goûter ce festin ; la perfection en cette vie est d’y prendre part au moyen des joies de l’espérance, d’en avoir faim, d’en avoir soif. C’est pour cela que ce mot mystérieux n’a jamais été traduit et qu’il est resté en hébreu, comme pour signifier, plutôt qu’il ne saurait exprimer, une allégresse trop étrangère à notre vie présente (3). »

Voulant marquer la joie des derniers beaux temps de l’Église ou de la Jérusalem nouvelle, Tobie dit que l’on entendra retentir de tous côtés l’Alleluia (4). »

Suivant la remarque de Lebrun (5), les Juifs récitent un psaume avec l’Alleluia, quand ils renouvellent tous les ans la mémoire de la manducation de l’Agneau pascal, qu’ils immolaient à Jérusalem, quand le temple subsistait encore. Les chrétiens peuvent bien avoir tiré de là l’usage de dire l’Alleluia au temps pascal, et tous les dimanches destinés à renouveler la mémoire de Jésus-Christ ressuscité, notre vraie pâque. Et, comme le verset que nous disons après l’Épître est précédé et suivi d’un Alleluia, on a bien pu encore en cela imiter les Israélites, qui, dans leurs assemblées, chantaient souvent des psaumes qui commençaient et finissaient par ce mot.

Enfin, saint Épiphane soutient, dans son livre De la vie et des mœurs des prophètes, que le prophète Aggée lut le premier qui chanta l’Alleluia. Il laissa échapper ce cri de louange, qui retentira jusqu’à la fin des temps, lorsqu’il vit la construction du nouveau temple de Jérusalem.

Quoi qu’il en soit de l’origine et de l’emploi de l’Alleluia, sous l’Ancien Testament, il est certain qu’il fut adopté de bonne heure dans l’Église catholique. En plusieurs endroits de son Commentaire sur les psaumes (6), saint Augustin loue la coutume de chanter l’Alleluia comme un usage de la plus haute antiquité.

Elle entra même si bien dans les mœurs des premiers fidèles, que plusieurs auteurs de l’antiquité ecclésiastique notent cette coutume comme familière aux chrétiens, non seulement dans les églises, mais encore au-dehors, dans les diverses occurrences de la vie ordinaire. Sidoine Apollinaire, décrivant une vie maritime, dit : « Les mariniers, courbés sur les câbles, chantaient en chœur l’Alleluia. Ce chant aimé du Christ montait au ciel, et les échos du rivage le répétaient à l’envi (7). » Saint Jérôme le place sur les lèvres de l’homme des champs : « Le laboureur, écrit-il à Marcelle, chante l’Alleluia en conduisant sa charrue (8). » Les combattants eux- mêmes entonnaient l’Alleluia sur le champ de bataille, comme il est raconté du combat livré par les Bretons en 492 (9). C’était également en chantant l’Alleluia que les moines de l’antiquité ecclésiastique se réunissaient et se rendaient au chœur. Dans sa lettre à Eustochium, saint Jérôme (10) fait mention de cet usage : « Aucun d’eux, dit-il, n’avait la permission de rester dans sa cellule après le chant de l’Alleluia. Ce chant était le signal qui les appelait aux assemblées. »

L’usage de l’Alleluia se popularisa tellement, qu’on en vint jusqu’à l’employer dans les chants de tristesse et de deuil. Parlant de la solennité des funérailles de Fabiola, saint Jérôme dit : « Les chants des psaumes retentissaient, et l’Alleluia ébranlait les voûtes dorées des temples (11). » Un manuscrit, conservé sous le n° 1538 à la Bibliothèque Vaticane, porte une phrase presque absolument semblable, à propos des derniers honneurs rendus au saint Pape Agapit. Mais les Églises d’Occident ne tardèrent pas à réserver ce chant joyeux pour les offices qui n’avaient point un but de pénitence ou d’expiation.

À quelle époque l’Alleluia reçut-il son droit de cité dans la liturgie de l’Église latine ? C’est là une question qui divise les historiens et les liturgistes. Nous croyons, avec le savant Macri (12), que ce chant fut introduit dans l’Église latine et emprunté à l’Église de Jérusalem par le Pape Damase. Quelques auteurs ont attribué cette adoption à saint Grégoire le Grand, qui l’aurait emprunté à l’Église grecque. Le saint Pontife s’en défend comme d’une calomnie, dans une de ses lettres (13), par laquelle il répond à ceux qui se plaignaient de ce qu’il introduisait des rites grecs dans l’Église romaine. Ce qui avait donné lieu à cette fausse opinion, suivant la remarque du cardinal Baronius, c’est que Grégoire décréta que l’Alleluia serait chanté toute l’année, au lieu de l’être seulement au temps pascal.

Pourquoi a-t-on conservé à ce chant de joie et d’action de grâces sa forme hébraïque, sans le traduire en latin ?

Les symbolistes nous en donnent trois principales raisons.

La première est indiquée dans ces paroles de l’abbé Rupert, que nous citions en commençant ce travail : « Ce mot mystérieux, dit le savant et pieux interprète des rites sacrés, n’a jamais été traduit, et il est resté en hébreu pour signifier, plutôt qu’il ne le saurait exprimer, une allégresse trop étrangère à la vie présente. » La joie du ciel est inconnue en cette vie de misères, et l’exilé se plaît à traduire par ce mot ses aspirations vers la patrie d’où il nous est venu. Une hymne du XIIIe siècle, citée par Du Cange et traduite par le savant abbé de Solesmes, rend admirablement cette pensée : « Alleluia, disaient nos pères, est un chant de douceur, une voix d’allégresse éternelle ; Alleluia est le cantique mélodieux que les chœurs célestes font retentir à jamais dans la maison de Dieu. Alleluia ! Céleste Jérusalem, heureuse mère, patrie où nous avons droit de cité. Alleluia ! c’est le cri de tes fortunés habitants : pour nous, exilés sur les rives des fleuves de Babylone, nous n’avons que des larmes, etc. »

Le vénérable Bède expose dans une de ses plus belles homélies la deuxième raison pour laquelle ce mot hébreu a été conservé dans la sainte liturgie sans être traduit. « Tous les fidèles du monde entier, dit-il, chantent ce mot en langue hébraïque. C’est afin que cette unité de langue montre à l’Église entière qu’elle doit s’unir dans une même piété. Ici-bas, les fidèles vivent dans l’unité de la même foi et du même amour pour Jésus-Christ, et l’Alleluia leur apprend qu’ils tendent tous vers une patrie où la diversité des langues n’existera plus, etc. (14). »

L’Église d’Espagne exprimait chaque année cette pensée en ces termes, la veille de la Septuagésime : « Au ciel, le mot Alleluia exprime l’enthousiasme du bonheur; sur la terre, il exprime la concorde. Que l’Alleluia, parole religieuse et pleine d’allégresse, soit proféré, à la louange de Dieu, par la bouche de tous les peuples. »

Enfin, la troisième raison de cette conservation c’est que les fidèles, enfants de Jésus-Christ, doivent retrouver, au saint sacrifice, les trois langues hébraïque, grecque et latine, qui servirent à la triple répétition du titre de la croix. C’est pour cela, selon un pieux liturgiste (15), que toutes les nations, tous les rites et toutes les Églises conservent précieusement ce mot hébreu.

L’Alleluia est donc comme un écho des chants du ciel sur la terre ; il est un emprunt à la langue des saints, que le disciple bien-aimé entendait répéter sans cesse ce mot de louange et de joie (16). Aussi, quand les cinquante jours du temps pascal, image de la bienheureuse éternité, seront arrivés, l’Église ne sait plus dire une parole à son Époux divin sans y mêler l’Alleluia, ce cri du Ciel dont retentissent sans fin les rues et les places de la Jérusalem céleste, suivant l’expression du Pontifical (17). Au contraire, lorsqu’un temps de pénitence est proche, l’Église nous sèvre de ce chant de la patrie, comme nous le ferons remarquer plus tard.

Avant d’aborder cette dernière question, faisons observer avec le père Lebrun (18) que des deux Alleluia qu’on chante à la messe après l’épître, le premier a toujours été regardé comme une exhortation à louer Dieu, et le second comme une explication pleine de joie ou un transport d’allégresse de tout le peuple de Dieu. À cause de cela, depuis plusieurs siècles, on a joint à la fin de l’Alleluia un grand nombre de notes de plain-chant appelées neume (19) ou jubilation. « Cette jubilation, dit saint Augustin, n’est autre chose qu’un son de voix sans paroles. Ceux qui se réjouissent aux champs, en recueillant une abondante vendange, ou en récoltant une belle moisson, chantent et quittent souvent les paroles pour ne faire retentir que des sons (20). Pour louer un Dieu ineffable, les paroles nous manquent. Que nous reste-t-il donc, que de nous laisser aller à la jubilation, afin que le cœur se réjouisse sans paroles et que l’étendue de la charité ne soit pas restreinte par des syllabes (21) ? » L’ordre romain et Amalaire nous apprennent que cette jubilation ou ces mots redoublés sur le dernier a de l’Alleluia s’appellent sequentia, c’est-à-dire suite de l’Alleluia. C’est le nom que les coutumes de Cluny (22) leur donnaient encore au Xe siècle. Amalaire (23), Étienne d’Autun (24) et l’abbé Rupert (25) remarquent que cette jubilation sans paroles nous rappelle l’état bienheureux du Ciel où nous n’aurons plus besoin de paroles, mais où la seule pensée fera connaître ce qui est dans l’esprit. Ce cri de joie, presque inarticulé, ne saurait être mieux placé qu’au moment où on se dispose à écouter la bonne nouvelle qui va être annoncée, le saint Évangile, dont le diacre se dispose pendant ce temps à faire la lecture solennelle au peuple.

Nous abordons maintenant la dernière des questions de cette étude liturgique dans laquelle nos lecteurs auront pu voir se soulever devant eux un coin du voile qui couvre les merveilleux trésors de doctrine, de poésie et de spiritualité solide cachés dans la mystique de nos rites sacrés. Le temps de l’année ecclésiastique où nous nous trouvons donne à ce dernier chapitre de notre petite élucubration un intérêt particulier, et nous avons voulu à cause de cela le traiter avec quelques développements, à l’exemple de l’éminent et pieux auteur de l’Année liturgique (26).

Quand et pourquoi omet-on quelquefois l’Alleluia dans l’office et à la messe ?

On l’omet dans les temps de tristesse, savoir : de la Septuagésime au Samedi saint ; aux messes des Quatre-Temps de septembre, de la férie pendant l’Avent, et des veilles qui portent jeûne, excepté les veilles de Pâques et de la Pentecôte, dont la messe se célébrait autrefois pendant la nuit. On l’omet encore à la fête des Saints Innocents, si ce n’est pas un dimanche.

Alexandre II régla (27) qu’on l’omettrait depuis la Septuagésime jusqu’à Pâques, et Baronius (28) attribua au même Pape l’usage de dire deux Alleluia à la suite du Benedicamus Domino et de son répons à Vêpres du samedi qui précède le dimanche de la Septuagésime.

« L’insouciance des formes liturgiques, dit à ce propos dom Guéranger, qui est l’indice le plus sensible de l’affaiblissement de la foi dans une chrétienté, et qui règne si universellement autour de nous, est cause que beaucoup de chrétiens, de ceux mêmes qui fréquentent l’église et les sacrements, voient chaque année sans s’émouvoir cette suspension de l’Alleluia. C’est à peine si plusieurs d’entre eux y donnent une attention légère et distraite, préoccupés qu’ils sont d’une piété toute privée et en dehors de la pensée de l’Église. Si ces lignes leur tombent quelque jour sous les yeux, nous les engageons à réfléchir sur la souveraine autorité et sur la profonde sagesse de notre Mère commune, qui considère la suspension de l’Alleluia comme un des incidents les plus graves et les plus solennels de l’année liturgique. »

Nous ne sommes que des hommes fragiles, pécheurs courbés vers la terre, comment l’Alleluia, ce chant de la patrie, a-t-il osé sortir de notre bouche ? Il est temps pour nos cœurs de sortir de leur assoupissement ; reconnaissons qu’il est juste qu’on retire, au moins pendant quelques semaines, ces chants auxquels notre bouche coupable s’était trop familiarisée, ces sentiments d’une confiance peut-être trop présomptueuse qui combattaient dans nos cœurs la sainte crainte de Dieu.

« Tu nous quittes, Alleluia ! disaient avec une touchante naïveté nos pères, tu nous reviendras avec allégresse. Que l’ange du Seigneur te ramène pour nous être rendu dans la joie, Alleluia ! »

 

Abbé Antoine RICARD

Docteur en théologie, chanoine honoraire de Marseille et de Carcassonne.