Le Carême avec le saint Curé d'Ars

Source: District of Canada

FABIEN-ZOËL DECELLES, par la grâce de Dieu et du Siège apostolique, évêque de Saint-Hyacinthe.

 

Au Clergé séculier et régulier, aux Communautés reli­gieuses et à tous les Fidèles de notre diocèse, salut et bénédiction en Notre-Seigneur.

Il est temps désormais que nous nous réveillions de notre sommeil [1], écrivait déjà saint Paul aux fidèles de son temps. Sa parole faisait écho à l'enseignement du Maître : Veillez donc, parce que vous ne savez ni le jour ni l'heure [2]. Et l’Église, depuis vingt siècles, ne cesse de crier partout le même avertissement.

Est-il donc vrai qu'en dépit de leur activité appa­rente plusieurs d’entre nous soient plongés dans le sommeil ? Hélas ! il faut bien l’avouer, à côté des chrétiens vigilants, — et c’est encore le grand nombre, Dieu merci,— il y a les pécheurs d’habitude, les scandaleux, les violateurs des lois les plus sacrées, sans parler de plusieurs qui, peu croyants, partagent tous leurs soins entre leurs plaisirs et leurs affaires. Or, tous ceux-là « languissent au-dedans du cœur dans une mortelle léthargie » ; car « nul ne veille véritablement que celui qui est attentif à son salut. » [3]

Mais nous, vos pasteurs, nous veillons ; nous avons été établis pour ce ministère. Soyez attentifs à vous-mêmes et à tout le troupeau [4], disait l’Apôtre au clergé d'Éphèse. C’est pourquoi, sans cesse, surtout à l’époque du carême, par des prédications ou des let­tres pastorales, nous tâchons de vous tirer de votre sommeil spirituel.

L’année dernière, nous avons demandé à sainte Thérèse-de-l’Enfant-Jésus de nous révéler les secrets de sa sainteté. Elle nous a expliqué le sens de “sa petite voie”, ouverte à tout le monde, et si bonne à suivre par ceux qui veulent se purifier de leurs fautes, aug­menter leurs mérites et croître dans l’amour de Dieu. Mais son enseignement s’adressait de préférence aux âmes encore exposées à bien des fautes peut-être, mais zélées pour leur salut.

Aujourd’hui, nos très chers frères, nous voulons atteindre les chrétiens de notre diocèse qui ont le plus besoin de conversion. Car, c’est avec larmes que nous voyons encore, dans le troupeau confié à nos soins, trop de brebis égarées, sans compter les autres, nombreu­ses, qui ne partagent pas notre foi. À ces diocésains qui marchent dans les ténèbres, nous redisons les mots du Psalmiste : Ecoute, mon peuple, mon enseignement ; prête l’oreille aux paroles de ma bouche. Je vais ouvrir mes lèvres à de sages discours ; je publierai les leçons des temps anciens [5]. Nous désirons mettre sous leurs yeux quelques traits du saint Curé d’Ars, Jean-Marie Vianney, qui ne fut pas seulement un saint admirable, mais un puissant convertisseur d’âmes.

I. Lorsque l’abbé Vianney, âgé de trente-deux ans, en 1818, prit possession de sa paroisse d’Ars, il y découvrit presque les mêmes abus, mais plus générali­sés, que nous déplorons ici et là, chez nous. Ses paroissiens vivaient courbés vers la terre, oublieux des biens surnaturels et de leurs pratiques religieuses. On travail­lait le dimanche pour gagner plus d’argent. Et, par une inconséquence propre à l’esprit du mal, on gaspil­lait cet argent, le dimanche soir, dans les cabarets et les lieux d’amusements. Les enfants mêmes blasphé­maient. Les jeunes filles étaient passionnées pour la danse, s’exposant aux désordres qu’elle entraîne. Alors comme aujourd’hui, les coupables estimaient leur curé trop sévère et méprisaient ses défenses. « Plusieurs allaient jusqu’à se vanter de leurs mauvais exemples, avançant sans pudeur que dans les danses, la profana­tion du dimanche et d’autres fautes encore, ils ne voyaient aucun mal. » [6] Dans ce champ ravagé par l’homme ennemi, le bon grain n’était que l’exception.

Le nouveau curé engagea la lutte tout de suite. La pénitence, la prière, l’enseignement pastoral, le confes­sionnal, tels furent les moyens qu’il employa pendant plus de quarante ans et à l’aide desquels il fit d’Ars une paroisse modèle et heureuse. À méditer, ne fût-ce que dans certains détails, la façon dont il s’en est servi, il y aura profit pour les pasteurs d’âmes sans doute, pour les religieux et les religieuses qui sont apôtres à leur manière, pour les hommes d’action catholique, enfin, pour tant de bonnes âmes du monde qui ont à cœur l’amendement spirituel d’un parent ou d’un ami. Les pécheurs, que nous visons entre tous, ne manqueront pas d’être remués par les exemples et les paroles de ce saint homme.

II. La force conquérante du Curé d’Ars, sur des gens frustes et mal disposés, lui vint d’abord de sa propre vie, de sa vie de renoncement et de pénitences incroyables. Il s’était dit : « Si quelqu’un payait leur rançon, Dieu pardonnerait plus vite aux pauvres pécheurs. » Il passa promptement de la théorie à l’action. Avec plus d’élan que de prudence, il se livrait à toutes sortes d’austérités. Après s’être flagellé jusqu’au sang durant des heures entières, il couchait sur le plancher nu, avec une poutre sous la tête. Du moins, si une bonne cuisine avait pu soutenir ses forces ! Mais il était quelquefois deux ou trois jours sans manger, et quelle nourriture ! quand il en prenait. Pendant une semaine sainte, celle peut-être de cette première année de son ministère, il mangea en tout deux fois. Il est vrai que M. Vianney diminuera plus tard ces péniten­ces ; mais comme il jeûna presque toute sa vie, avec un travail écrasant, on se demande comment il a pu vivre jusqu’à soixante-treize ans.

Voilà pour le corps. Au point de vue moral, ce n’était aussi que souffrances pour le jeune Curé. Il lui fallut visiter les familles de sa paroisse. Souvent il était mal accueilli. Et que de misères morales et d’ignorance il y constatait ! Il allait quand même voir ces pauvres gens, se montrant plein de gaîté et d’affa­bilité, afin de gagner leurs cœurs. Il se faisait tout à tous.

Tel est donc le chemin qui nous est tracé par le Curé d’Ars pour atteindre et conquérir les pécheurs : c’est le chemin de la croix. Nous devons souffrir, nous immoler par la répétition des minimes sacrifices. La rédemp­tion des âmes ne se fait que par l'effusion du sang [7]. Jeûner, se fouetter, rechercher les humiliations, cela ne peut être le lot que de certaines âmes profondément tou­chées par la grâce, mais tous, nous pouvons et nous devons nous imposer quelques mortifications pour le retour de tel ou tel pécheur qui nous intéresse. Ce devoir incombe au prêtre d’abord, mais aussi à tous les chrétiens, en vertu de la loi de charité. Dieu a donné à chacun d'eux des prescriptions relatives au soin du pro­chain [8]. Ils s'aideront l’un l’autre ; chacun dira à son frère : Courage [9] ! C’est le mot qu’un bon chrétien doit redire à ses frères esclaves du vice. Souvent un laïque est mieux accueilli et plus écouté d’eux que le prêtre. Ne craignons pas de les approcher, de leur parler, de leur rendre service, de leur témoigner même de la confiance et de l’amitié, avec prudence assurément, avec discernement, mais aussi avec quelque chose de l’amour qui faisait dire à saint Paul : Je désirerais ar­demment d'être moi-même anathème à l'égard du Christ, pour mes frères [10].

Lorsque Notre-Seigneur, approchant un jour de Jé­richo, aperçut ce petit juif, nommé Zachée, monté sur un sycomore, afin de voir passer le Thaumaturge, Il ne se détourna point de lui. Jésus savait qu’il s’était enrichi par le vol et l’injustice, sous prétexte que tous les gens d’affaires faisaient de même. Il lui dit néan­moins : Zachée, hâtez-vous de descendre, car il faut aujourd’hui que je loge dans votre maison [11]. Le publicain, qui se croyait honni de Dieu et des hommes, en fut transporté d’allégresse. Il fit sa confession au Sau­veur, et s’imposa de lui-même la plus dure des péniten­ces pour un riche : Seigneur, voici que je donne la moitié de mes biens aux pauvres, et, pour tout le tort que j'ai fait, je rends le quadruple [12]. Notre Sauveur, qui venait poser le principe de la rédemption par la souffrance, tout ému, « montra au peuple le publicain ennobli par la charité » : Aujourd'hui, dit-il, cette maison a été sau­vée, et celui-ci est vraiment un enfant d'Abraham, car le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu [13].

Cet exemple du Fils de Dieu, qui, laissant de côté les superbes lévites de Jéricho, loge de préférence chez un pécheur, est de nature à élargir nos idées. Nous de­vrions nous aussi, dans des vues surnaturelles, recher­cher les publicains de nos jours, qui sont plus près qu’on ne pense du royaume des cieux. Ils n’attendent que notre visite pour s’ouvrir à de meilleurs sentiments, pour se mettre à correspondre à la grâce et devenir de bons chrétiens.

III. Ce travail d’approche auprès des pécheurs de de notre entourage, travail crucifiant pour notre amour-propre, doit être fécondé par la prière qui attire la grâ­ce. Rien n’est plus agréable à Dieu que nos supplica­tions et nos larmes pour la conversion des pécheurs. Est-ce que la prière de Moïse n’a pas fléchi souvent la colère du Seigneur en faveur de son peuple coupable ? Si parfois le ciel nous paraît sourd trop longtemps, ce n’est que pour éprouver notre foi. Prions avec autant de foi pour la conversion de telle ou telle âme égarée que pour la guérison de nos maladies, et nous obtien­drons des miracles. Les pécheurs ! mais Notre-Sei­gneur n’est-il pas venu sur la terre que pour eux ? Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs [14]. N'ont pas besoin de médecin ceux qui sont en santé, mais ceux qui sont malades [15]. Quel est celui d'entre vous qui a cent brebis, et qui, s'il en perd une, ne laisse les quatre- vint-dix-neuf autres dans le désert, et ne va après celle qui est perdue, jusqu'à ce qu'il la trouve [16] ? Nous rappe­lant ces paroles du bon Pasteur, pouvons-nous encore douter de la toute-puissance de la prière pour les pé­cheurs ?

Le Curé d’Ars n’en doutait pas, lui qui se rendait à l’église bien avant l’aurore pour prier et supplier le Seigneur, à haute voix, de prendre en pitié le pasteur et le troupeau : « Mon Dieu, suppliait-il, accordez-moi la conversion de ma paroisse ; je consens à souffrir tout ce que vous voudrez tout le temps de ma vie ! Oui, pendant cent ans les douleurs les plus aigues, pourvu qu’ils se convertissent. » Un jour, traversant un bois du voisinage, un fermier reconnut M. Vianney age­nouillé et pleurant à chaudes larmes. Il redisait : « Mon Dieu, convertissez ma paroisse. » Le paysan, n’osant troubler l’émouvante prière, s’éloigna tout dou­cement [17].

À cet esprit de prière, à cette vie d’immolations con­tinuelles, le saint Curé d’Ars ajoutait son immense tra­vail d’instruction chrétienne.

M. Vianney, en effet, s’était vite rendu compte que ses paroissiens étaient encore plus ignorants que coupables. Il fallait les instruire de la religion et com­mencer par les enfants. La plupart de ceux-ci ne sa­vaient pas lire. Il prit le parti de les convoquer dès six heures de chaque matin de la semaine, depuis la Toussaint jusqu’à l’époque des communions.

Entre temps, il préparait ses prônes du dimanche. Pour cet homme peu instruit, doué d’un jugement sûr, d’un cœur ardent, mais d’une mémoire absolument ingrate, la composition de ses sermons était un vrai martyre. Il travaillait à la sacristie. Il priait, lisait, méditait, puis se mettait à écrire des pages nombreuses. Enfin venait l’heure de les apprendre par cœur. C’était le plus dur de sa tâche. Il s’exerçait à les débiter tout haut pendant la nuit du samedi au dimanche. Le len­demain, la tête rompue par le travail de la nuit, il chan­tait la grand’messe et donnait son prône, qui durait toujours une heure entière. Il parlait la plupart du temps sur un ton très élevé, au point qu’une personne lui disait un jour : « Monsieur le Curé, pourquoi donc parlez-vous si bas lorsque vous priez et si fort lorsque vous prêchez ? » — « C’est que pendant que je prêche, répliquait-il, je parle à des sourds ou à des gens qui dorment, mais quand je prie, je parle au bon Dieu qui n’est pas sourd. » [18]

L’amour de Dieu, la malice du péché, le ciel, l’enfer, le vrai bonheur, tels étaient les thèmes ordinaires de ses sermons. Or, les fautes étant les mêmes de tous les temps, l’application qu’il faisait de ces grandes véri­tés, qui ne changent pas, pour combattre les désordres de sa paroisse, garde encore une étonnante actualité. Vous en jugerez par quelques exemples.

Il y avait alors les indifférents, qui manquaient la messe du dimanche pour le moindre prétexte, toutes gens qui « vivent comme s’ils étaient sûrs de n’avoir point d’âme à sauver ». Ceux-là, le Curé d’Ars les menace des châ­timents de l’autre vie : « Pauvre monde ! que vous êtes malheureux ! Allez votre train ordinaire ; allez, vous ne pouvez espérer que l’enfer. »

Le pauvre Curé d’Ars gémissait d’entendre, dans son petit village, « le blasphème sortir même de la bouche d’enfants qui à peine savaient leur Notre Père ». Jamais il n’aborda ce sujet pénible qu’en pleurant, et il y revint souvent dans sa prédication et dans ses catéchismes. Il menaçait les blasphémateurs de tous les maux possi­bles en ce monde et en l’autre: « N’est-ce pas un miracle extraordinaire, disait-il, qu’une maison où se trouve un blasphémateur ne soit pas écrasée par la foudre et accablée de toutes sortes de malheurs ? Prenez garde ! Si le blasphème règne dans vos maisons, tout ira en péris­sant. » [19]

Voici comment il admonestait les parents, et surtout les mères qui consentent à laisser leurs filles danser : « Les mères disent bien : “ Oh ! je veille sur mes filles”. — « Vous veillez sur leur toilette ; vous ne pouvez pas veiller sur leur cœur. Allez, pères et mères réprouvés, allez dans les enfers où la fureur de Dieu vous attend, vous et les belles actions que vous faites, en laissant courir vos enfants ; allez, ils ne tarderont pas à vous y rejoindre, puisque vous leur en avez si bien tracé le che­min. Vous verrez si votre pasteur avait raison de vous défendre ces joies infernales. »

Il avait des accents terribles contre les toilettes scan­daleuses et contre les parents qui sont ordinairement les premiers coupables, parce qu’ils ne savent plus élever leurs enfants dans la modestie, le respect et l’obéissan­ce.

Écoutez comment il apostrophe « cette mère qui n’a que sa fille en tête, et qui est bien plus empressée à re­garder si elle a son bonnet bien droit qu’à lui demander si elle a donné son cœur à Dieu. Elle lui dit qu’il ne faut pas paraître sauvage, qu’il faut faire bonne grâce à tout le monde, pour arriver à nouer des connaissances et à s’établir... Et la fille cherchera bientôt à attirer les yeux du monde. Par ses parures recherchées et in­décentes, elle annoncera qu’elle est un instrument dont l’enfer se sert pour perdre les âmes. Elle ne saura qu’au tribunal de Dieu le nombre de crimes qu’elle aura fait commettre. » [20]

De telles objurgations, assurément, ébranlaient à la longue le cœur de ses auditeurs ; mais ce qui les gagnait finalement, c’était la manière de vivre du bon curé. Il pratiquait plus qu’il n’enseignait ; il vivait comme un saint. Et voilà, nos très chers frères, un mode de prédication qui, selon la mesure de la grâce, est accessible à tout le monde.

Il n’est donné qu’à un petit nombre d’annoncer en chaire la parole de Dieu, mais tous les chrétiens peuvent et doivent prêcher au moins par l’action. Ce n’est pas seulement un conseil, mais une obligation proportionnée à notre état et fondée sur la charité. Observons, dit saint Paul, à l'égard les uns des autres ce qui contribue à l'édification. Ne nous jugeons donc plus les uns les autres ; mais songez plutôt à ne pas mettre devant votre frère une pierre d'achoppement ou de scandale [21]. Les chefs de la société civile, quels qu’ils soient, les parents, tous ceux qui possèdent une influence quelconque, ne peuvent bon gré mal gré se soustraire à la responsabilité de leurs actes extérieurs. Ils répondront un jour à Celui qui sonde les reins et les coeurs de tout le mal dont ils auront été la cause. Ils sont tenus de donner le bon exemple. Les principes du “chacun pour soi” ou du “je ne suis pas le gardien de mon frère” ne s’inspirent pas de la loi d’amour. C’est d’autant plus notre devoir de tenir compte du prochain que nous connaissons mieux la force conquérante de l’exemple. Nous savons tous que la conduite d’un bon citoyen, qui pratique tout ce qu’il croit, devient une prédication presque toujours victori­euse. Donner un avis charitable, élever la voix devant une attaque contre la religion, passer un bon livre, abonner à un journal catholique, défendre les directions de l’Église, voilà quelques autres moyens qu’ont les laïques de prêcher, de redresser les esprits, pourvu qu’eux-mêmes, sans reproche, agissent toujours avec le tact et l’humilité convenables.

Prières, mortifications, enseignement religieux, zèle patient et vivifié par une ardente charité, tout cela devait engager bien des coupables à changer de vie et, par conséquent, les amener au tribunal de la pénitence. C’est là que le Curé d’Ars les attendait, là aussi qu’il remplit sa mission vraiment extraordinaire.

Ses paroissiens y vinrent les premiers, puis les pèle­rins y affluèrent de toutes parts. Les longues attentes commencèrent pour avoir son tour auprès du saint. « M. Vianney ne donnait à chaque confession que le temps juste nécessaire ; il confessait seize et jusqu’à dix-huit heures pendant les longs jours et, malgré cela, la généralité des pèlerins dut, les dix dernières années de sa vie, passer trente, cinquante, soixante-dix heures, avant d’atteindre le bienheureux tribunal. » [22]

Les pécheurs se convertissaient en grand nombre. « Je lui demandai un jour, raconte un témoin de sa vie, combien il avait converti de gros pécheurs pendant l’année. » — « Plus de sept cents, me répondit-il. »

À l’égal des plus grands confesseurs de l’Église, le Curé d’Ars aimait et reprenait les coupables avec une sainte passion. Il ne pouvait comprendre que les âmes pussent consentir à se damner, après tous les tour­ments que Dieu a endurés pour les sauver. Il mettait tout son bonheur à prier pour les pauvres pécheurs, comme il les appelait avec une tendresse ineffable. À l’approche du temps de Pâques en particulier, il redou­blait pour eux de pénitences extraordinaires. « Le grand miracle du saint Curé, a-t-on dit, c’est son con­fessionnal assiégé nuit et jour. On pourrait avancer avec autant de justesse que son miracle par excellence, ç’a été la conversion des pécheurs. »

Dans ce prodigieux succès auprès des âmes, nous devons faire large la part de la sainteté du Curé d’Ars, c’est vrai ; Dieu lui donna des lumières spéciales pour découvrir les pécheurs, lire dans les consciences et trouver le mot qui fend le cœur et en fait jaillir les lar­mes. Mais nous ne devons pas perdre de vue, non plus, l’efficacité propre et le rôle primordial de la grâce sacramentelle. Le miracle du Curé d’Ars gît plutôt dans le nombre et la soudaineté que dans la genèse des conversions. Après comme avant lui, le sacrement de Pénitence a ramené définitivement à Dieu bien des pécheurs invétérés. Pourquoi ce changement ne s’opè­re-t-il pas toujours ? Comment se fait-il que, chaque année, beaucoup de chrétiens font leurs pâques avec de bonnes dispositions, puis retournent bientôt et peu à peu à leurs mauvaises habitudes, et multiplient les péchés graves jusqu’à la confession suivante ? Pour plusieurs causes, entre autres celle-ci : on oublie trop deux vérités importantes que nous voudrions, nos très chers frères, graver profondément dans vos cœurs.

La première chose à laquelle on ne pense pas assez, c’est la gravité des péchés de rechute. Pourtant, ce que l’Évangile nous en dit est affreux.

Lorsqu’un pénitent vient à confesse dans une retraite, avec une volonté sincère de changer de vie, il s’en retourne purifié. La grâce a chassé le démon de son cœur. Mais celui-ci, ne se tenant pas pour battu, revient pour entrer de nouveau dans la maison de son âme. Il la trouve nettoyée de ses ordures, et ornée ; mais il voit en même temps que ce converti est faible, qu’il ne prie pas, qu’il retourne volontiers à ses ancien­nes occasions de péché. Alors il s'en va, et prend avec lui sept autres esprits pires que lui, et, étant entrés dans cette maison, ils y demeurent. Et le dernier état de cet homme devient pire que le premier. [23] « Si toujours, à chaque rechute, l’état devient pire, si le joug du démon s’aggrave, si l’on s’enfonce de plus en plus dans le mal, si les forces diminuent sans cesse, où en sera-t­-on à la fin, et comment sortir de cet abîme. » [24]  Est-ce à dire qu’il vaut tout aussi bien ne pas aller à con­fesse du tout ? À Dieu ne plaise ! Le remords qui accompagne les péchés de rechutes est encore une grande grâce.

Nous voulons simplement établir que si tant de pécheurs sortent du confessionnal mal aguerris contre les combats plus rudes qui les attendent, que s’ils retombent tout de suite dans les mêmes fautes, que s’ils passent la majeure partie de leur vie dans l’esclavage du démon, cela vient en partie de ce que, n’ayant pas une horreur suffisante des péchés de rechutes, ils ne sont pas résolus à sacrifier ce qu’ils ont de plus cher, plutôt que de perdre la grâce sanctifiante.

L’autre cause qui empêche un bon nombre de pécheurs de persévérer dans le bien, après leurs confes­sions, c’est qu’ils croient cette persévérance impossible. Ils ne comptent pas assez sur la grâce. Comme ils embrassent d’un même coup d’œil une longue suite d’efforts pour réprimer leur sens, cette vue les décou­rage ; tandis qu’ils ne devraient envisager qu’un jour, ou tout au plus qu’une semaine à la fois.

Voici les conseils que donne, à ce sujet, un illustre écrivain : « Ne vous inquiétez pas du lendemain : le len­demain sera inquiet pour lui-même : à chaque jour suffit son mal. » [25] Ce précepte si important pour tous les soins de la vie l’est encore plus pour les affaires du salut. Il y en a qui se tourmentent en disant : « Voilà qui est bien : je me suis confessé, j’ai commencé à me convertir ; mais que de peines viendront dans la suite, que de tribulations, que d’ennuis ! Je n’y pourrai résis­ter : la vie est longue : je succomberai sous tant de tra­vaux. Allez, mon fils ; allez ma fille ; surmontez les difficultés de ce jour ; ne vous inquiétez pas de celles de demain : les unes après les autres, vous les vaincrez toutes. À chaque jour suffit son mal. » [26]

Cette doctrine s’accorde parfaitement avec la pratique du saint Curé d’Ars. Il tâchait de produire dans l’âme de ses plus gros pécheurs une rupture complète avec le péché et une confiance inébranlable en la grâce de cha­que jour. Voilà que tu es guéri, c’est vrai ; mais ne pèche plus, de peur qu'il ne t'arrive quelque chose de pis [27].

VI. Tous ceux d’entre nous qui vivent de la foi, qui mettent nos destinées éternelles au-dessus des biens de ce monde, qui ont quelque souci du salut des âmes, regrettent de ne pas être des curés d’Ars pour faire tout le bien qu’ils ambitionneraient. Nous voudrions redres­ser les esprits, purifier les cœurs, régulariser la con­duite d’un grand nombre autour de nous, et nous nous y sentons impuissants.

Nos moyens d’action toutefois, comparés à ceux du Curé d’Ars, ne sont pas à dédaigner. Nous avons des concours d’œuvres laïques et d’associations catholiques qui n’existaient pas de son temps. La prière, les sacre­ments, les moyens variés d’instruction religieuse, les pénitences cachées, connues de Dieu seul, ne nous manquent pas. Si nous ne pouvons copier que de très loin les admirables vertus de patience, de zèle, de tra­vail, de M. Vianney, nous avons du moins sur lui cet avantage : sa puissante intercession dans le ciel. Il ne tient qu’à notre foi d’en profiter.

Grâce à la vision béatifique, saint Jean-Marie Vianney voit mieux que jamais nos misères et nos besoins. Il entend nos soupirs et nos supplications. Quand donc nous avons à cœur le retour à Dieu de quelque pécheur qui nous est cher, faisons violence à notre saint Curé par nos prières, nos sacrifices, nos communions, nos neuvaines, nos messes dites ou entendues. Il est impossible que le Saint ne continue pas d’être un miracle d’intercession auprès de Dieu et de conversion des pau­vres pécheurs. Cette confiance, loin d’être un rêve de piété, est solidement fondé sur notre beau dogme de la Communion des Saints.

Quant à nous, les circonstances nous ont amené récemment, pour accommoder un certain nombre de familles éloignées de l’église, à construire une chapelle de secours sur les confins de notre diocèse. Nous lui avons donné comme titulaire le saint Curé d’Ars. Qui sait si ce grand apôtre ne réussira pas, avec le temps, à ramener au bercail quelques ouailles protestantes, à attirer de nouvelles familles catholiques et à grossir le noyau d’une paroisse future et florissante ?

Sera le présent mandement lu au prône des églises et chapelles où se fait l’office public, et au chapitre des communautés religieuses, autant que possible le premier dimanche après sa réception.

Donné à Saint-Hyacinthe, en notre palais épiscopal, sous notre seing et sceau et le contreseing de notre secrétaire, ce deuxième jour de février mil neuf cent vingt-huit.

+ FABIEN-ZOËL

év. de Saint-Hyacinthe.

Par Mandement

de Monseigneur,

P.-S. DESRANLEAU, 

Secrétaire.