Le commun message de Catherine de Sienne et de Jeanne d'Arc

Source: District of Canada

Puissent ces deux saintes, qui l'ont si fidè­lement servi, nous obtenir du Christ cette paix dont elles ont toutes deux été messagères !

Deux saintes que tout, humainement, distingue. Il n'en est que plus émouvant de découvrir les admirables har­monies de leur sainteté. Le point de vue de Dieu, en elles, éclate. Leurs destinées - que cinquante années seulement ont séparées - se rejoignent. Et voici que, à les considérer dans le commun message qu'elles nous adressent, nous ne pouvons manquer d'être frappés que Dieu ait réservé pour notre temps l'ultime épanouisse­ment de leur gloire.

Regardons-les tout d'abord l'une et l'autre. Des diffé­rences, disions-nous ? Ne serait-ce pas plutôt des opposi­tions ? Cette forte fille, à la riche armure, sur son cheval caparaçonné d'or, qui mène une armée au combat et bon­dit la première à l'assaut, qu'a-t-elle de commun avec cette petite femme émaciée, vêtue pauvrement d'un manteau noir sur une bure blanche, et que suit une « brigade » de moines, de pieuses filles et de jeunes poètes enthousiastes ? Si nous poussons plus loin la comparaison, des dif­férences plus profondes s'accusent. Le milieu où elles ont vécu est si dissemblable ! Jeanne est une fille des champs, et nous croyons la voir parmi les prairies que baigne la Meuse, rieuse et simple. Catherine, c'est la petite fille du teinturier de Fontebranda, vingt-troisième enfant d'une Italienne au sang vif et au verbe rapide... Voyons-les grandir : à l'âge où Jeanne mène paître son troupeau et se complaît à fleurir les sanctuaires de la Vierge, Catherine ne songe déjà qu'aux plus rigoureuses mortifications de l'ascèse chrétienne : bientôt elle va se cloîtrer dans un réduit de la maison paternelle, éclairé par la seule lueur du soupirail. Quel contraste avec l'en­fant des bords de la Meuse qui joue près de l'arbre aux fées ! On ne peut s'étonner que leur imagination s'en res­sente. Quelle simplicité chez Jeanne : ses visions sont sans forme. Elle entend des voix, mais quant à dire si Monseigneur saint Michel qui lui apparaît avait un corps, et comme il était vêtu : peu lui en chaut. Tout en elle est limpide et clair, et parmi le tumulte des camps, cette pureté lumineuse de l'imagination demeure inaltérée. Lisons maintenant le récit des visions de Catherine. C'est un défilé coloré et voyant, bariolé presque. Les cortèges de Saints se déroulent, mais aussi parfois les pires obses­sions l'envahissent. Le mauvais goût d'ailleurs n'est point absent des comparaisons qu'il lui arrive d'employer. Pousserons-nous plus avant le parallèle ? c'est leur forme même d'intelligence qui diffère. Voyez Jeanne face aux théologiens. Il semble qu'on saisisse sur ses lèvres un sourire malicieux. Tout leur jargon n'est pas son fait. Elle le leur dit volontiers. Catherine est théologienne. Elle a vécu dans l'intimité des docteurs. Sans doute son intuition dépasse en simplicité leurs propos. Son cœur touchait d'instinct ce dont ils lui parlaient. Mais elle les a entendus, et c'est leur doctrine, transfigurée par sa vision, qui a nourri son livre, admirable synthèse du mys­tère de la Providence miséricordieuse et de l'Incarnation rédemptrice.

De ces différences, il me semble trouver un symbole singulièrement suggestif et émouvant. Deux mots sont sans cesse sur les lèvres de Catherine, sans cesse appa­raissent en ses écrits, comme s'ils exprimaient l'ardent attrait de son âme : « Sang et Feu ». Sang et feu... com­ment ne pas penser à Jeanne d'Arc : son instinctive hor­reur du sang ? Elle ne peut voir couler le sang français, nous dit-on, que ses cheveux ne se dressent sur sa tête. Et son angoisse du feu ! son agonie à la pensée que, demain, ce corps net et inviolé sera envahi par la flamme. - Catherine, elle, chante le feu et le sang. « Ma nature, c'est de flamber », s'écrie-t-elle : « La mia natura è fuoco. » Il s'agit du feu divin. Mais l'autre, le feu matériel en est le symbole. Et c'est si vrai que par deux fois un miracle se reproduit. Elle tombe en un foyer qui ne la brûle point ; son voile n'est même pas consumé par la flamme. Singulier attrait du feu. Quant au sang, il la hante. Le sang du Christ « le doux agneau ». Sans doute. Mais ici encore tout sang est le symbole de celui de la rédemption. Qu'on relise cette page étrange où elle parle de l'odeur du sang, le jour où sa tunique blanche fut maculée de celui qui gicla d'un billot.

Deux saintes en vérité fort différentes. Humainement leurs destinées auraient dû complètement diverger. Mais que sont pour Dieu nos traits divers de race, de famille, de tempérament, sinon des occasions de faire éclater la toute-puissance de sa grâce et la souveraine unité de ses plans ? De ces deux âmes il va semblablement s'emparer. Et les voici qui vont collaborer à des réalisations divines dont le dessein unique se révèle. Leur message est com­mun, comme leurs vocations se confirment.

En tout premier lieu, elles nous affirment la pri­mauté du surnaturel. C'est le principe essentiel que, à cinquante années de distance, l'une et l'autre, sur l'or­dre de Dieu, sont venues répéter. Cela vaut pour tous les temps. Singulièrement toutefois pour le leur et pour le nôtre.

Chez Catherine et chez Jeanne, le fait est remarquable que Dieu s'empare puissamment et très tôt de la direc­tion de leurs vies. La petite Siennoise n'a que six ans quand le Christ couronné de la tiare lui apparaît et la bénit. Son petit frère Stefano n'a rien vu. Il poursuit sa route. Elle a été saisie à fond. Dieu ne la lâchera plus. Elle lui sera obstinément fidèle. L'inspiration divine, si elle est de sept ans plus tardive chez Jeanne, n'en domine pas moins puissamment sa vie. Dieu ici encore, par l'in­termédiaire de l'archange de lumière, instruit et com­mande. L'enfant, qui reçoit le message et l'annonce de son exceptionnelle mission, ne fera plus qu'obéir. Quand Dieu envahit ainsi l'être humain, il n'y a qu'une réponse possible : être à Lui. Toutes deux seront vierges, pour mieux manifester leur totale appartenance. Jeanne sera la Pucelle. Catherine, ses disciples l'appelleront leur douce Maman : mais n'est-ce point une autre façon d'affirmer son rayonnement virginal ?

Cette primauté de la grâce divine qui s'affirme au point de départ de ces deux vies et dans tout l'accomplis­sement de leur mission, ce sera aussi bien la doctrine constante de l'une et de l'autre. Elles l'expriment en des formules qui sont pour nous comme des mots d'ordre. Catherine un jour est devant Dieu, dans l'ardeur angois­sée de son désir et de sa prière. Et voici au fond d'elle­-même soudain la voix divine : « Catherine, ma fille, sais­-tu bien qui tu es et qui je suis ? Moi, je suis Celui qui est, et toi, Catherine, tu es celle qui n'est pas » ; et quel­ques jours plus tard, la même pensée se traduit sous une autre forme sur les lèvres du Sauveur lui-même, en ce conseil : « Catherine, ma fille, pense à moi, et moi je pen­serai à toi ! » Comment ne point rapprocher ces formules de celles de Jeanne ? Dieu premier servi ; Agir et batail­ler « en nom Dieu » et puis s'en remettre à lui de donner la victoire. La splendide formule de la Vierge lorraine rejoint celle de sa sœur siennoise : Dieu pour l'une et pour l'autre est premier.

Premier : ce qui veut dire que son action puissante qui domine et régit tout, loin de supprimer l'humain, le réa­lise et l'accomplit. « Celle qui n'est pas », parce qu'elle s'en remet à Dieu de penser à elle, va devenir humaine­ment une figure prodigieuse. Celui qui est la possède. L'enfant inculte soudain saura lire pour chanter la louange de Dieu. Miracle subit, ou exaltation de la nature sous la puissance du désir né de la grâce... qu'im­porte, si au total l'envahissement de Dieu se marque par un enrichissement humain ! Cette « petite femme », comme dira le pape Grégoire, adressera aux papes et aux princes, et à Dieu même, son étonnant « je veux ». Son intelligence éveillée par l’ « infini de l'amour » la haus­sera à la sagesse théologique la plus haute ; ces doctrines que ses frères dominicains laborieusement conçoivent et enchaînent, elle les saisira dans l'unité de l'extase, trans­figurées et vivantes. Jeanne, du jour où elle obéit à Dieu, reçoit de lui des dons non moins éclatants. On lui recon­naît un véritable génie militaire. La puissance divine ici encore met son instrument au niveau des grandes vues qu'elle réalise. Dieu, qui donne la victoire, est aussi celui qui conforte ceux qui bataillent.

La primauté divine, telle est donc la première et com­mune affirmation de ces deux saintes. Mais ce n'est point tout. Il faut aller plus loin, et pénétrer maintenant jus­qu'au cœur même de leur mission.

Le P. Clérissac, dans l'admirable triduum de Jeanne d'Arc qu'il prêcha en 1910 à Notre-Dame d'Oosterhout, a exprimé cette pensée très juste que l'essentiel de la mis­sion de Jeanne d'Arc ne fut ni la délivrance d'Orléans, ni les victoires qui firent d'elle la libératrice de la France. Ce sont là signes qui authentiquent sa mission divine. L'es­sentiel en est ailleurs. Une telle sainteté supposait d'ail­leurs une mission qui ne pouvait se borner à des objec­tifs purement terrestres. En réalité, le point culminant de la vie de Jeanne, c'est Reims. Elle-même l'affirmera dès le début. Son office était de conduire à Reims le Roi de France, pour qu'il fût sacré. Qu'est-ce à dire, sinon que tout son rôle était d'affirmer que seul le Roy du ciel au nom de qui elle paraissait était vrai Roi de France et que les rois temporels ne sont que ses lieutenants ? Cela aussi elle l'a à maintes reprises proclamé. Son royaume, Char­les ne le tiendra qu'en commende, de Celui qui seul est vrai Seigneur de France. C'est si vrai que Jeanne un jour lui demandera de lui faire donation de son royaume, qu'elle remet au Seigneur Jésus. Le sacre, c'est l'affirma­tion de cette éternelle vérité : les rois de la terre, les pou­voirs temporels quels qu'ils soient, sont une lieutenance du Christ Jésus.

Pénétrés de cette pensée, regardons maintenant Cathe­rine de Sienne. Dans sa déconcertante destinée, il est aussi un point culminant. Comme pour Jeanne, les victoires qu'elle remporte, ces victoires sur elle-même qui sont non moins difficiles à gagner que les autres, ne sont que des signes. Dieu, qui la conduit, suit un plus haut dessein.

Un soir de janvier 1377, dans Rome en fête, sous les fleurs et les acclamations, tandis que sur la place Saint­-Pierre brûlent mille huit cents lampes, le pape Gré­goire XI est revenu.

Le Pape : c'est-à-dire le vicaire du Christ-Roi, dont la royauté est premièrement, avant d'être temporelle, une royauté sacerdotale, le Vicaire de ce Christ que Cathe­rine à six ans avait contemplé couronné de la tiare, et la bénissant au-dessus de l'église des Dominicains de Sienne, celui qu'elle appelle « le doux Christ de la terre ».

Dès lors, c'est comme un immense triptyque qui s'ou­vre devant nos yeux. Ici c'est Reims, sa cathédrale illu­minée de victoires, où se pressent étendards et riches armures. Le roi de France s'agenouille pour recevoir l'onction sainte : ce roi qu'une bergère a été chercher à Chinon, de par le Roi du Ciel. Là c'est Rome, la Basili­que de Saint-Pierre où dans l'enthousiasme général revient ce pape, qu'une petite femme de trente ans a été chercher en Avignon, elle aussi en nom Dieu, au nom du Sang du Christ.

Et au centre, c'est le Christ lui-même, Roi et Pontife, le Christ couronné de la tiare et ceint du glaive : dont les rois terrestres ne sont que les lieutenants, comme les papes sont à la tête de l'Église ses vicaires.

A les contempler ainsi, il semble presque que les deux messagères de Dieu, Catherine et Jeanne, soient des êtres supra-terrestres. Ne seraient-ce point de ces anges qui servent le Christ-Roi ? L'une toute de lumière et de sim­plicité virginale, l'autre toute de flamme et d'ardeur brû­lante. Ne seraient-ce point deux anges, en vérité ? Non point. Une humble fille de chez nous ; la petite fille du teinturier de Fontebranda, des êtres comme nous... et qui sont capables de souffrir.

Car c'est là le dernier aspect, et peut-être le plus émou­vant de leur commun message. Jeanne et Catherine ont souffert. Elles n'ont même accompli leur mission qui au prix de la souffrance, et de la mort. Collaboratrices du Christ, roi et pontife, elles ont dû également porter sa couronne douloureuse et partager son agonie. Il est remarquable que l'une et l'autre aient connu des épreu­ves analogues. L’ « épreuve de la médiocrité », disait de Jeanne le P. Clérissac. C'est-à-dire ces incompréhensions jalouses et haineuses de tous ceux que froisse la proxi­mité de la grandeur. L'une et l'autre ont souffert des trahisons mesquines ou perfides. Les Florentins dupent Catherine, comme son entourage trahit la Pucelle. L'une et l'autre ont souffert des épreuves qui leur venaient des gens d'Église : ceux mêmes qui auraient dû aider et favo­riser leur mission divine. Quelle blessure pour ces âmes où la virginité épanouissait une simplicité confiante et totale ! Mais surtout l'une et l'autre ont subi l'angoisse plus douloureuse encore de l'échec. Humainement leurs destinées s'achèvent dans ce qui paraît la ruine même de leur œuvre. Au lendemain du sacre le lieutenant du Christ s'avère insouciant, et il faudra que Jeanne soit prise et puis brûlée. Il ne faut point un délai plus long pour que Catherine voie surgir, comme l'exprime son dernier biographe, « la nuée des Démons », qui s'abat sur l'Église : le grand Schisme commence. Le manteau royal du Christ-Prêtre est déchiré. Quelle angoisse pour­rait être plus atroce pour la Siennoise ardente ?

Le sentiment de l'échec, n'est-ce point le plus décourageant, et ne fallait-il point que ces deux saintes dont le message s'adresse à nous, aussi bien qu'à leur temps, là encore nous prémunissent en nous enseignant ? Regar­dons-les. Jeanne promet la victoire définitive dont le bûcher de Rouen sera la rançon. Ses voix l'y accompa­gnent, qui ne trompent point. Et Catherine elle aussi entend la voix divine, qu'elle nous transmet comme un mot d'ordre suprême pour toutes nos heures de défail­lance : « Miséricorde. Miséricorde à Catherine, miséricorde au monde, miséricorde à l'Église. » C'est la réponse que formule le Dialogue, dicté dans l'extase. Et comment n'a­voir pas une inébranlable confiance en effet quand on s'est confié à Dieu ? Si Dieu vraiment a primauté, par sa puissance souveraine ; si le Christ-Roi vraiment régit ce monde, comment n'attendre pas de lui la victoire défini­tive ? Mais il faut, sur cette terre, gagner la bataille pour notre part. Et le prix, le prix définitif, c'est notre prière et la souffrance unie à celle du Sauveur. Voilà le dernier point du message de Jeanne et de Catherine. Celle-ci disait, dans les derniers temps de sa vie, que Dieu avait posé sur ses épaules la barque de l'Église, et qu'elle était accablée sous ce fardeau. Elle disait aussi qu'il lui sem­blait que Dieu avait pris son cœur pour le pressurer sur la face de l'Église. Images hardies, mais qui expriment la réalité.

Jeanne, priant dans sa prison.

Catherine, ployant sous la barque de Pierre.

Deux images de ces deux saintes à quoi nous sommes moins accoutumés peut-être - ce sont les plus vraies.

Ces quelques traits rapides évoquent un dessein provi­dentiel. N'est-il point frappant que ce soit à notre époque que ces deux saintes ont vu leur glorification s'achever ? C'est en 1866 que le pape Pie IX instituait Catherine de Sienne patronne secondaire de Rome. Le souvenir est encore en nos cœurs des tout récents triomphes qu'en son centenaire la France catholique a faits à sa sainte natio­nale. Comment ne point découvrir ici une volonté de Dieu ? Ce message qu'elles adressaient l'une et l'autre au siècle où les États nationaux cherchaient et trouvaient leur unité, ne leur faut-il pas le redire ? Notre Europe vieillie cherche ses assises nouvelles. Les trouvera-t-elle ailleurs que sous le signe de la Primauté divine, dans la fidélité au Christ Pontife et Roi, dans l'esprit de sacrifice et de charité ? Puissent ces deux saintes, qui l'ont si fidè­lement servi, nous obtenir du Christ cette paix dont elles ont toutes deux été messagères ! Elles nous en dictent les conditions. À chacune de nos âmes de s'y soumettre d'abord, dans la pleine connaissance des Droits de Dieu, premier servi.

 

Frère André-Ignace Mennessier, O. P.