Pour la fête du Christ-Roi - Cité de Dieu

Source: District of Canada

Christ-Roi

De quelques vues plus profondes sur les caractères et la mission de la cité de Dieu

De quelques vues plus profondes sur les caractères et la mission de la cité de Dieu

Ce serait un ouvrage important que celui où l’on découvrirait, autant qu’il est permis à l’homme, les vues de la Providence dans ces persécutions déchaînées contre l’Église. On verrait chaque attaque ménager un triomphe, chaque erreur produire le développement d’une vérité, chaque crime enfanter une expiation et provoquer la réaction d’une vertu. Car, pour que le bras de Dieu appa­raisse, il faut, quand la force de l’homme fait jouer ses ressorts, qu’une force divine fasse croître l’Église sous le glaive ; quand les té­nèbres menacent d’obscurcir le radieux soleil de la vérité, que la vérité resplendisse ; et quand le crime a des autels, que la vertu ait des martyrs. Telle ne saurait être ici notre tâche ; nous devons nous borner à étudier cette question à un point de vue plus général.

Deux principes dominent le monde : la res­ponsabilité et la solidarité. En vertu de la responsabilité, certaines conséquences de ses actes retombent sur l’être agissant ; en vertu de la solidarité, d’autres conséquences des mêmes actes se répercutent, non sur l’être agissant, mais sur d'autres lui-même, qui pos­sèdent en commun avec lui leur nature, leurs propriétés, leurs relations. D’après ces prin­cipes, nous devons rechercher les utilités et les avantages de la persécution, relativement aux martyrs d’abord, ensuite relativement à l’Église catholique, dont ils sont membres.

Des martyrs, les uns survivent, les autres succombent. À ceux qui survivent, l’héroïsme de leur confession donne, avec la gloire d’un martyre voulu, les grandes vertus qu’implique cette volonté ; il porte à ses dernières limites le mépris des biens, le renoncement à soi, et ce détachement de toutes choses, base néces­saire des caractères forts et des œuvres écla­tantes. À ceux qui succombent, la lutte ouvre le ciel et donne, pour un instant de souffrance, une éternité de gloire. Et quelle gloire ! Chaque goutte de sang versé se transforme en pierres précieuses, qui vont orner l’immarcescible couronne du martyr ; chaque plaie qui a répandu ce sang rayonne du divin éclat des cieux ; et la nature humaine, déjà transfigu­rée, voit s’ajouter, à sa transfiguration ces merveilles célébrées par les révélations d’En-Haut.

L’Église tire avantage de ces vertus et de cette gloire de ses enfants. Leur triomphe lui rapporte, en outre, d’éminents avantages, dont nous devons faire ressortir l’importance dogmatique et l'efficacité morale. C’est ici qu’éclate plus particulièrement la mission providentielle de la souffrance dans l’Église.

Déjà, la persécution du glaive donne à des prophéties leur réalisation. Jésus avait dit un jour : « Vous serez persécutés à cause de mon nom, et viendra un temps où vos bourreaux croiront servir Dieu en vous égorgeant. » Dès le commencement ces paroles se sont accom­plies, et elles s’accomplissent encore chaque jour.

Ensuite, cette même persécution rend vi­sible la divinité de l’Église dans le miracle de sa fondation et dans le miracle de sa per­pétuité.

Assurément, si l’Église, à son origine, avait fait appel aux convoitises de l’homme et à l’ambition des princes, son établissement n’eût différé en rien de l’établissement tou­jours passager du schisme et de l’hérésie. On eût pu dès lors, et avec quelque apparence de justice, l’assimiler à ces erreurs célèbres qui ont séduit le genre humain pour un temps, sauf à lui susciter, en compensation d’une loi sans sacrifice, des embarras surchargés de désastres. Si seulement, malgré son noble dédain pour de tels moyens de prosélytisme, l’Église s’était établie sans conteste, et si la barque de Pierre avait suivi, sans essuyer d’orages, le cours des siècles, on eût attribué ce facile établissement à des harmonies provi­dentielles, et cette heureuse navigation à la sérénité du ciel ou à l’habileté des pilotes. L’Église, au contraire, commence dans le sang et la barque de Pierre ne vogue que sur des flots de sang ; non pas du sang de ses ennemis, mais du sang de ses propres enfants. À peine sortie de son berceau déjà ensan­glanté par la persécution, elle se voit assaillie de la plus furieuse tempête. Les chrétiens meurent par millions. L’Église, néanmoins, se propage sous le glaive ; et, victorieuse après trois siècles de supplices, elle essuie ses plaies pour se venger de ses bourreaux en les rece­vant dans son sein.

Des sophistes, je le sais, ont prétendu in­firmer la force probante de ce fait merveilleux, croyant l’expliquer par l’exaltation de l’enthousiasme et par l’intérêt que donne à une cause persécutée l’auréole de la souf­france. Misérables subterfuges ! Le genre hu­main ne croira jamais que durant trois siècles, sur tous les points du monde connu, il se soit trouvé un nombre prodigieux de personnes­ de tout âge, de tout sexe, de toutes conditions, capables de sacrifier avec joie, par simple enthousiasme, leurs biens, leur honneur, leur vie, plutôt que d’abandonner la doctrine d’un juif crucifié. J’avouerai aussi pour ma part que j’ai beau consulter les principes d’une sage philosophie, beau recueil­lir les leçons de l’histoire, je ne puis me per­suader qu'un moyen d’obtenir des adhésions soit d’égorger ceux qui se prononcent, et qu’une cause doive réussir pour avoir été poursuivie par le fer et le feu. Évidemment, le doigt de Dieu est ici ; et si l’intervention divine ne paraît pas dans un tel événement, cet héroïsme, devenu vulgaire, est bien le plus étonnant des miracles. Il faut toujours en revenir au mot de Pascal : « Je crois des témoins qui se font égorger. »

L’Église n’a pas souffert qu’aux premiers siècles de son histoire ; elle a souffert dans tout le cours de son existence. On ne saurait trouver un point du temps ou de l’espace qu’elle n’ait marqué de son sang. Ce fait indubitable rend miraculeuse la perpétuité de l’Église. Les statisticiens estiment à neuf ou douze cents millions la population du globe et c’est assurément aller au-delà de la vérité que d’estimer à un million le nombre des membres de l’Église enseignante. Ce million n’a en sa faveur ni l’ascendant de la fortune, ni l’éclat de la puissance, ni la force des armes, il est pauvre, il est faible ; et les armes, et la puissance, et la fortune sont volontiers li­guées, déchaînées contre sa faiblesse. Malgré tout, l’Église subsiste, et les empires tombent. Je ne parle pas des empires de l’antiquité qui croulent avec une rapidité si effrayante autour du cloître national des juifs ; je parle des États modernes. Il n’en est aucun qui remonte à dix-huit siècles, aucun qui n’ait changé de dynastie, aucun qui n’ait subi de profondes révolutions. Cependant les évêques succèdent aux évêques, les pontifes romains succèdent aux pontifes ; et, de sa barque, Pierre com­mande aux flots qui bouleversent le monde. Car, non seulement l’Église résiste au choc de la destruction ; mais elle subsiste toujours féconde. Sortie de l’Orient, elle visite, comme le soleil, toutes les contrées de la terre, sans oublier les pôles. Pour ne parler ici que de ses bienfaits versés sur notre Occident, c’est elle qui pénètre d’un souffle de vie Rome à sa décadence : elle qui civilise les Barbares, elle qui constitue la société chrétienne du moyen âge ; elle qui élève la science aux plus sublimes hauteurs, elle qui couronne de chefs-d’œuvre les arts et les littératures nationales ; et qui donne, dans les temps modernes, à chaque plaie un médecin, à chaque aspiration généreuse un moteur, un but et une direction ; elle, enfin, qui survivra sous d’autres cieux, quand, sur les ruines soli­taires de nos cités autrefois pleines de peuple, les Jérémies d’un autre âge viendront dire : Là gît Lacédémone, Athènes fut ici !

Telle est dans l’Église la mission providen­tielle de la persécution du glaive. La persé­cution de l’orgueil a aussi sa fonction, mais dans un autre ordre d’idées. Celle-ci rend visible le double miracle de la conservation et du développement de la vérité dans le monde.

Le miracle de sa conservation d’abord. Avez-vous vu quelquefois, au milieu des tor­rents de pluie, des rafales de vent, des éclats de tonnerre, durant l’obscurité profonde d’une nuit de tempête, une pauvre voyageuse, accablée par le faix des ans, porter, d’une main tremblante, un flambeau ? Si le flambeau ne s’est pas éteint, Dieu a protégé la pauvre voyageuse. Cette vieille voyageuse nous représente l’Église. Son flambeau, c’est l’immuable symbole des mystères. Ce flam­beau, elle le porte, non pas une nuit, mais des milliers de nuits ; elle le porte, non pas d’une chaumière à une chaumière, mais d’un empire à un empire, d’un monde à un monde. Toujours les rafales de l’hérésie, les bourras­ques du philosophisme et le tonnerre des révo­lutions menacent de l’éteindre. Inutiles me­naces. La corruption a beau élever ses nuages de poussière, l’orgueil a beau amonceler ses brouillards de sophismes : la trame se dé­couvre, l’air s’épure, et toujours à l’horizon devenu serein, brille d’un éclat plus vif le divin flambeau des mystères.

À ce miracle s’en joint un autre non moins éclatant : celui des progrès du dogme. Sans doute, la doctrine chrétienne ne souffre ni accroissement ni détérioration : elle est com­plète dès le commencement et immuable dans sa durée. Complète en elle-même, quoiqu’elle ne substitue jamais aux dogmes primitifs des dogmes nouveaux, elle progresse cependant. Ce progrès s’accomplit en donnant aux vérités anciennes une expression plus précise, en les défendant à l’aide d’une formule consacrée, et en éclairant par la spéculation scientifique, les faces lumineuses des mystères. L’Église, laissée à sa tendresse maternelle, enseignerait avec une sublime simplicité ; et ses enfants, sur sa parole, croiraient avec une simplicité également sublime : l’Église n’est pas méta­physicienne, et ses enfants ne sont pas disputeurs. Mais voilà que l’erreur lève la tête. L’Église fortifie la vérité attaquée ; et la science chrétienne ajoute à la force d’une défi­nition dogmatique la force des démonstra­tions d’autorité et le crédit des interprétations raisonnées. Dès qu’Arius paraît, Pierre parle par la bouche de Sylvestre, le concile de Nicée lance ses anathèmes ; Athanase écrit ses admirables traités, et l’auguste mystère de la Trinité rayonne de splendeurs. Les autres mystères, objets des mêmes attaques, sont illustrés de la même défense ; et après dix-huit siècles de négations qui s’enchaînent, les vérités définies, défendues, interprétées, démontrées versent des torrents de lumière sur leurs obscurs blasphémateurs.

En dehors de l’Église, donc, il se rencontre quelque vérité, dans l’Église seule subsiste, au milieu des attaques, la vérité vivante : c’est là le miracle. De même, s’il est en dehors de l’Église quelque vertu, dans l’Église seule fleurit la vertu ; et c’est un nouveau miracle, que fait une forme nouvelle de la persécution.

Quel miracle, en effet, que la conservation de cette loi, si courte et si féconde, du Déca­logue ! Depuis la grande catastrophe de l’Éden, s’agitent au cœur de l’homme des passions aveugles, impétueuses, insatiables. Ces passions ont au-dehors des complices, et réclament un odieux assouvissement. Mais la loi est là, opposant ses préceptes. Que faire ? L’hypocrisie interprète la loi, la violence la foule aux pieds. L’Église alors se lève, condamne les interprétations d’une pusillani­mité jalouse de concilier, en apparence du moins, le respect du devoir avec sa transgres­sion, et lance les plus terribles anathèmes contre une brutalité qui se croit victorieuse dans l’infamie. À cette voix solennelle, la fai­blesse, étonnée d’elle-même, se montre généreuse en soupirant ; mais la violence, elle, s’en va, foulant aux pieds le corps d’un mar­tyr, joindre de nouvelles ignominies à ce nouveau crime. Ne craignez pas cependant. Le martyr expirant a laissé tomber de sa bouche une suprême protestation : Non licet! L’Église le relève et le couronne ; quelque chose comme le remords s’éveille ; le coupable s’humilie ; et c'est ainsi que l’Église assure le triomphe inéluctable d’une loi sans cesse menacée de renversement.

Loin d’ébranler la loi, l’attaque au con­traire la fortifie. L'Église aurait donné ses préceptes comme son enseignement, avec cette autorité qui ne discute point, cette simplicité qui suppose l’adhésion d’une foi vive ; et les âmes, simplement héroïques, se seraient sou­mises sans murmure. La lâcheté suscite des doutes, la débauche pousse ses déshonorantes clameurs : il faut répondre. L’Église, im­muable dans son esprit comme dans ses prin­cipes, résout les difficultés, confond les récla­mations indiscrètes ; et ainsi s’accomplit le progrès de la loi par la définition du précepte, l’attempérament de ses exigences aux diffi­cultés des temps, et la mise en évidence des raisons profondes qui réclament son main­tien. La loi progresse ainsi comme le dogme, bien qu’ils restent tous les deux immuables.

Tels sont dans l’Église les avantages dogma­tiques de la lutte ; venons aux avantages mo­raux.

Le premier est de rendre la copie conforme à l’original, en reproduisant dans l’Église les traits de Jésus-Christ. Épouse d’un Dieu crucifié, l'Église ne saurait couler des jours tran­quilles dans une enivrante mollesse. À elle aussi, il faut les tribulations de la terre et les injustices des hommes. Mais descendons plus au cœur de ce grand mystère.

La persécution est comme l’orage : l’orage purifie l’air et prépare de beaux jours ; la persécution purifie l’Église et lui ouvre des horizons de félicité. L’Église, cependant, est sainte dans son chef, sainte dans sa loi, sainte dans toutes ses voies : comment a-t-elle besoin d’être purifiée ? Le voici. Jésus est mort pour tous les hommes ; et l’Église, sa légataire, ouvre à tous son sein par le bap­tême. Malheureusement, la lâcheté est l’apa­nage de la foule, et la générosité le lot du petit nombre. Le grand nombre tombe donc dans le péché, et l’Église paraît moins res­plendissante de pureté. Ces défections furent à déplorer surtout quand les païens entrèrent en masse dans l’Église. Vienne maintenant la persécution, elle attire à elle, par le prestige séduisant de sa méchanceté, les malheureux dont les crimes étouffaient le bon grain ; elle précipite dans de honteuses chutes les faibles, dont les scandales eussent été autant de sources de corruption ; elle élève les âmes fortes à de plus hautes vertus, et les desseins de Dieu s’accomplissent. L’Église a ouvert son sein à tous les hommes, sans perdre son auréole de sainteté.

L’Église, purifiée par la chute des uns, sanctifiée par la persévérance des autres, su­rabonde encore de joie au milieu des tribula­tions, grâce aux sacrifices des martyrs. Le jour de la mort est le jour du triomphe, le couronnement des agonies, dont la succession forme la vie du chrétien. C’est, suivant l’élo­quente expression de la liturgie, un jour de naissance ; et l’Église, mère doublement fé­conde, voit chaque jour naître au ciel un de ses enfants, dont elle recueillera les restes pour les proposer aux hommages de la posté­rité. La tempête apaisée, nouvelle joie. L’Église contemple avec ravissement ces che­veux qui ont blanchi dans l’exil, baise avec respect ces mains qui ont porté des chaînes, et s’incline avec admiration devant ces fronts meurtris par la tyrannie. O joies ineffables de l'Église victorieuse dans la vie et dans la mort de ses enfants !

Mais la souffrance est sainte, et le martyre ajoute ce qui manque à la passion du Christ. Non qu’à cette passion, prise en elle-même, il manque quoi que ce soit, loin de là ; son prix surabonde même là où avait abondé l’iniquité. Jésus cependant veut qu’on agrandisse encore le patrimoine de grâces, d’ailleurs infini, qu’il a légué au monde. En outre, il faut, pour appliquer cette surabondance de grâces, qu’une condition finie intervienne entre Jésus crucifié et l’homme pécheur. De ces conditions, une des premières, après celles qui sont d’institu­tion divine, est la souffrance, et surtout la souffrance élevée jusqu’au martyre. « Ceux qui s’offrent en sacrifice avec l’Agneau, disent à l’envi les saints Pères, sont rédempteurs avec le Rédempteur. »

Qu’elle est belle et féconde maintenant l’o­blation de ces médiateurs subordonnés au médiateur souverain ! Les voilà qui inondent cette fois la terre d’un déluge de sang. Ce sang crie vengeance, comme celui d’Abel ; mais, mélangé à celui de Jésus, il crie plus haut miséricorde. Ses flots coulent donc pour ex­pier encore les péchés du monde ; ils coulent surtout dans Rome, la grande prostituée, qui a servi de sentine aux abominations du paga­nisme. D’autre part, ce sang, versé sur toutes les plages, est un acte en prise de possession : la terre est à Dieu parce qu’il l’a créée, à Jésus parce qu’il l’a arrosée du sang de ses enfants. Oserait-on lui contester le droit de faire fleurir la croix là où ils sont tombés sous le fer des bourreaux ? Bien plus, ce sang a été comme transsubstantié par une miséricordieuse toute-puissance en un germe de vie ; et tou­jours, après les massacres, vous voyez, c’est la remarque de Tertullien, s’épanouir des gé­nérations de chrétiens, comme on voit pullu­ler, dans une forêt tombée sous la hache, des bourgeons, espérance de l’avenir. À ce nou­veau titre, Rome a la plus belle part aux immolations ; Dieu, qui en avait fait la capitale de l’ancien monde, l’appelle à être encore la ca­pitale du nouveau, le siège central de l'Église, la tête et le cœur du christianisme.

Une observation est nécessaire ici, pour prévenir une difficulté. On a vu plus d’une fois couler le sang des martyrs sans que son effusion ait fait germer des chrétiens. C’est peut-être que ce crime avait attiré la réproba­tion du peuple persécuteur, ou plutôt que trop peu de sang avait été répandu. Viennent de nouveaux apôtres. Leur sang, mêlé au sang de leurs devanciers, rendra désormais la pa­role féconde, et fera tressaillir de fécondité une terre jusque-là stérile.

Le monde, converti par le sang des martyrs, ne s’élève point d’un bond à la pureté de la vie chrétienne ; il reste même toujours, plus ou moins, le foyer de toutes les prévarica­tions. Or, Dieu est justice, et si le drame, ici-bas inachevé, de la vie humaine, ne trouve son dénouement qu’en face des justices éternelles : les peuples, qui ne sauraient en tant que peu­ples comparaître devant ces justices, doivent trouver dans le temps cette justice que l’éter­nité leur refuse. Dieu règne donc, au ciel et sur la terre ; au ciel, par l’ordre des récompenses et des châtiments éternels ; sur la terre, par les châtiments qu’inflige son gouverne­ment temporel. De sa juridiction relèvent tous les empires, dans sa main repose la rosée des bénédictions ; à ses pieds s’agite la foudre ; et sous son regard se balancent les mérites et les crimes des peuples. Quand les crimes rem­plissent la coupe des vengeances, Dieu appelle ses ministres, la peste, la guerre, la famine, et leur dit : allez! La peste s’en va versant du poison dans les airs, et un voile de deuil couvre les cités ; la guerre précipite les empires contre les empires, et des flots de sang sont répandus ; la famine tarit les sources de l’alimentation publique, et les générations s’agitent dans les tortures de la faim. Mais que des victimes volontaires tombent sous le glaive : leur sang contrebalance le poids des iniquités, les anges cessent de répandre les coupes de la colère ; et la main, toujours ma­gnifique, du Très-Haut remplace les vengeances par les bénédictions.

Telle est, dans l’Église, la mission provi­dentielle de la lutte et tel le résultat des at­taques déchaînées contre la cité de Dieu. Le croirait-on ? Une science irréfléchie ou pré­somptueuse a refusé d’admirer ces harmonies, et a soulevé contre une doctrine si juste et si consolante de frivoles objections. « Mais dit-elle, la persécution fait perdre à l’Église des nations entières ; quand des nations ne suc­comberaient pas, des justes succombent ; et il paraît difficile de concilier avec la sagesse de Dieu le triomphe des méchants. »

L’Église perd des nations. — Oui et non. Non ; parce qu’une nation ne peut être séparée que passagèrement de l’Église, qui compte d’ailleurs toujours des enfants dans cette na­tion séparée. Oui ; parce que la grâce aban­donne les indignes, pour passer à de plus dignes. Ainsi, aux grandes hérésies correspond la conversion des Barbares ; au schisme d’Orient, la conversion du Nord ; à la réforme protestante, la découverte de l’Amérique ; enfin, à l’affaiblissement de la foi en Occident, l’extension progressive de l’Évangile dans les pays infidèles. Ainsi s’accomplissent les vues miséricordieuses et justes de cette Providence, qui donne à chaque peuple sa vocation, et proportionne à sa fidélité ses récompenses.

Des justes succombent. — Des justes, non ; des apparences de justes, oui. Ceux qui suc­combent succombent en punition de leurs infidélités. Si, par supposition, un vrai juste prévariquait, sa chute, explicable en principe, aurait pour but dans le plan divin de manifes­ter la faiblesse de l’homme. S’il s’agissait d’un peuple, le problème se compliquerait, mais ne serait, en tout cas, rendu insoluble que par l’absurdité des hypothèses.

Que dire du triomphe des méchants sur les serviteurs de Dieu ? Que la prospérité des mé­chants, semblable à celle des démons, a toujours un ver caché qui la dévore ; que Dieu humilie tôt ou tard les persécuteurs par le triomphe définitif de l’Église, et qu’il les at­tend toujours au lit de mort, comme l’obser­vait Lactance. Si Dieu parfois diffère ses châtiments, c’est qu’il embrasse tous les temps et que justice sera rendue aux solennelles assises du jugement, là où tomberont tous les mys­tères de l’histoire.

Telle est, ici-bas, la condition de l’Église et telle la mission de ses combats. Harcelée sans cesse par des ennemis que la défaite ne dé­courage point, elle présente son sein au glaive, elle prêche sa doctrine à l’orgueil, elle im­pose sa loi aux passions ; et toujours le glaive déchire son sein, l’orgueil attaque sa doctrine, la passion viole sa loi. Quand l’homme vou­drait l’anéantir, Dieu la relève et mesure à la fureur des attaques la splendeur des victoires. La vie de l’Église se résume donc dans celle brève formule : être victime pour rester reine, et pour devenir mère.

Source : Histoire universelle de l’Église catholique par l’abbé Rohrbacher (Nouvelle édition par Monseigneur Fèvre, protonotaire apostolique), Tome premier, Librairie Louis Vivès, 1901, Considérations générales sur l’histoire de l’Église, Extraits du chapitre onzième, pages 248 à 252.