Sainte-Yvette : la défense de la messe catholique au Canada-français

Source: District of Canada

Le curé Yves Normandin

1570. L’Église a le pressentiment d’entrer dans des périodes troubles pour la foi. En effet, à une échelle qui ne s’était jamais vue en terre de chrétienté, des princes et des états viennent de prendre parti pour l’hérésie.

Il est à craindre que l’infection ne s’infiltre également dans la sainte Église avec des résultats des plus néfastes pour la foi des fidèles, et donc pour leur salut. Pour changer la foi des populations sous leur contrôle, les hérétiques protestants ont tous changé la liturgie, au premier chef la messe. Lex orandi, lex credendi. La loi de la prière reflète celle de la foi. À liturgie torve, foi torve. Voilà pourquoi le Saint Concile de Trente a demandé au successeur de Saint Pierre de codifier et promulguer le Missel Romain, le missel en usage à la Curie romaine, puisque ses formules déjà plus que millénaires comptent parmi les plus aptes à faire barrage aux nouveautés qui risquent fort d’introduire le poison doctrinal. Le vénérable rite a fait ses preuves et donne tous les gages de parfaite orthodoxie. Il doit donc être mis à la disposition de tous à perpétuité :

« Et même par les dispositions des présentes et au nom de notre autorité apostolique, Nous concédons et accordons que ce même missel pourra être suivi en totalité dans la messe chantée ou lue, dans quelque église que ce soit, sans aucun scrupule de conscience et sans encourir aucune punition, condamnation ou censure, et qu’on pourra valablement l’utiliser librement et licitement, et cela à perpétuité. »

Un terrible bouleversement

Quelques quatre siècles plus tard, en la ville de Montréal, métropole du Canada-français. Une époque chaotique, où le changement est devenu le mot d’ordre. Même ce qui était réputé intangible subissait les attaques féroces des prétendus novateurs. Dans le sillage du concile Vatican II, l’Église catholique vacillait sur ses bases et semblait, elle aussi, atteinte du prurit de la nouveauté. Allant beaucoup plus loin que ne le demandait le mauvais document conciliaire sur la liturgie, les ennemis de l’Église s’enhardissaient jusqu’à changer les sacrements, et même le rite de la messe. Inutile de dire que fidèles et clergé étaient déboussolés. Beaucoup abandonnèrent toute pratique religieuse, nombre de prêtres demandèrent à être laïcisés.

En 1973, le curé Yves Normandin, comme tant de ses confrères, était lui aussi déconcerté. Sur le terrain, le curé de la paroisse Sainte-Yvette ne pouvait manquer de constater les mauvais fruits des récentes initiatives « novatrices ». Certes, cet homme au physique solide, un peu râblé, tout d’un bloc, bourreau de prières, entièrement dévoué à son sacerdoce et au salut des ouailles à lui confiées, par esprit d’obéissance, avait bien voulu donner leur chance aux nouveautés que ses supérieurs lui demandaient d’appliquer, écartant résolument certains dérèglements manifestes comme les absolutions collectives. Mais il restait dubitatif sur la nature des prétendues « réformes », surtout quand il en considérait les fruits. Au surplus, celui qui allait devenir sous peu son vicaire, l’abbé Jean-Réal Bleau, avait déjà rassemblé de nombreux fidèles qui n’assistaient qu’à la seule messe traditionnelle. Aussi, en début d’année, le curé Normandin demanda-t-il et obtint-il, de Mgr Grégoire, archevêque de Montréal, de pouvoir célébrer, ad experimentum, une messe en latin selon le rite dit « de Saint Pie V », et ce pour une période d’un an.

Mais le curé, bon soldat, par esprit d’obéissance, célébrait toujours, bien que le plus dignement possible, le Novus Ordo. Toutefois, il pouvait constater par lui-même combien les prières de l’ancien rite rendaient mieux, exprimaient mieux les vérités de la foi catholique. Il en devint d’autant plus sensible aux critiques de nature théologique sur le nouveau rite.

Fidèle à la Tradition

Aussi, la période d’un an écoulée, écrivit-il à Mgr Grégoire pour l’informer que l’expérience était des plus positives et lui proposer de continuer en ce sens. Comme beaucoup trop de responsables de cette époque, l’archevêque de Montréal, ne sachant trop sur quel pied danser, proposait plutôt « d’aller de l’avant et de ne pas retourner en arrière ». Le curé, raisonnant plus sainement que son supérieur, constatant que « la fidélité à la Tradition n’était jamais un retour en arrière », décida de persister. Du reste, des gens venaient, parfois de fort loin, pour assister à la messe traditionnelle à Sainte-Yvette.

C’est alors que Montréal reçu la visite du père Noël Barbara, l’éditeur de la revue Forts dans la foi. Le curé put donc entendre de première main les graves ambiguïtés doctrinales que le prêtre français avait détectées dans l’offertoire et le canon de la nouvelle messe. Puisque la pureté et l’intégrité de la doctrine étaient en jeu, le curé Normandin n’hésita plus : il ne célébrerait plus que l’ancienne messe. Sur quoi, il quitta Montréal pour un pèlerinage prévu depuis longtemps à Lourdes, Rome, en Palestine et... à Écône. Un peu partout, il rencontrait d’incroyables réticences à le laisser célébrer l’ancienne messe. La mode était déjà à la concélébration.

Chez Mgr Lefebvre au contraire, bien que ce dernier fût absent, tout ce qu’il vit était édifiant parce qu’on y avait gardé l’ancien rite, ce qui acheva de convaincre le curé : on juge l’arbre à ses fruits.

De retour chez lui en mai 1974, le curé savait qu’il ne pourrait pas éviter le choc frontal avec Mgr Grégoire, et ce d’autant plus qu’une directive de la Conférence épiscopale canadienne prétendait interdire toute célébration de la messe de Saint Pie V à partir de juin 1975. Il savait que Mgr Grégoire était homme d’appareil

Le Curé Normandin prisonnier d’une bulle, disent les journalistes et que tôt ou tard, il appliquerait platement l’oukase. Il faudra donc se dresser contre les abus de toute une conférence épiscopale.

Aussi, quand le curé et ses deux vicaires, les abbés Bleau et Lemay, rencontrèrent Mgr Grégoire et ses assistants le 26 août, l’impasse fut-elle totale. Les premiers invoquaient Quo Primum, les autres ne parlaient que d’obéissance aveugle aux autorités en place.

Le 27 octobre, l’abbé Bleau étant à Rome pour y défendre sa thèse, le curé Normandin rencontrait une dernière fois Mgr Grégoire à l’archevêché. Devant son refus réitéré de cesser de célébrer la messe de Saint Pie V, l’évêque lui intima de signer une lettre de démission, son successeur devant le remplacer le 5 novembre. Tergiversant, le curé demanda un délai. Il consulta un confrère qui avait aussi eu à faire face à semblable situation, lequel lui conseilla plutôt de demander un décret d’amotion à l’archevêque, dans lequel Mgr Grégoire aurait dû expliquer son geste, ce qui aurait permis au curé de conserver sa juridiction pendant que sa cause aurait été jugée à Rome. À sa grande surprise, il recevait le document en question dès le 4 novembre suivant.

Le même jour, le curé reçu la visite de son successeur désigné, l’abbé Marcel Bircher, personnage qu’une expression de l’époque résumait bien : il était un « curé dans le vent ». Le curé Normandin lui fit savoir qu’il n’entendait pas quitter son presbytère.

Une visite providentielle

C’est à cette époque que survint la visite de Mgr Lefebvre au Québec. Prévu depuis longtemps, le voyage du célèbre archevêque se faisait sous les auspices du Comité de défense de la messe traditionnelle, un groupe de laïcs qui entendait maintenir les droits du vénérable rite catholique. Le fondateur du séminaire d’Écône devait prononcer des conférences dans plusieurs villes de la province, et sa venue s’avérait un secours providentiel. En effet, elle allait projeter les événements de Sainte-Yvette sur le devant de la scène. Mgr Lefebvre put célébrer la messe plusieurs fois à l’église de la 7e avenue durant la semaine, surtout le dimanche 16 novembre, les fidèles accourant en grand nombre pour la messe pontificale qui précédait une conférence prononcée à la Salle Allemande où l’ancien évêque de Dakar fit salle comble. Il est vrai que sa présence pendant trois heures sur les ondes du poste de radio CKVL, son passage aux actualités télévisées locales lui valurent une énorme publicité. Il ne put que témoigner de la légitimité de l’attachement de l’abbé Normandin au combat de la messe. À son départ le 19 novembre, il avait suscité un peu partout au Québec une vague de soutien financier et spirituel en faveur du curé résistant de Sainte-Yvette.

Le Comité pour la défense de la messe traditionnelle avait fait du presbytère de Sainte-Yvette sa base de manoeuvre durant la visite de Mgr Lefebvre. Cette poignée de laïcs s’occupait de l’organisation matérielle, des communications téléphoniques et médiatiques et organisait les conférences grand public. Ils avaient réussi la médiatisation de la chose, surtout par le moyen de la radio, et l’affaire avait fait grand bruit. Afin d’isoler le curé Normandin, c’est à eux que l’archevêché et les marguilliers de mèche avec lui allaient s’attaquer. Ils prirent des mesures légales contre les membres du Comité par le moyen d’une injonction interlocutoire provisoire obtenue en cour le 3 décembre. Le soir même, messieurs Daniel Saint-Aubin, Claude Leduc, Gérald Lemieux et Léo Laberge se voyaient accusés « d’occupation illégale de domicile et de temple ». Paradoxalement, seul le curé Normandin ne figurait pas sur la liste.

Le Curé Normandin prisonnier d’une bulle, disent les journalistes

Le combat pour la bonne Messe

La réaction des occupants fut d’intensifier le combat sur le plan médiatique. Radios et journaux s’emparèrent de l’événement qui fit les manchettes pour une bonne semaine. De son côté, le curé Normandin ne trouva aucune raison d’interrompre la neuvaine préparatoire à l’Immaculée-Conception. Aussi, le soir du 5 décembre, premier vendredi du mois, pendant que les fidèles adoraient le Saint-Sacrement, les marguilliers, escortés par des policiers, forcèrent les portes, et le nouveau curé désigné, l’abbé Bircher, s’empara de la lunule contenant l’hostie dans l’ostensoir et la mit dans sa poche avant de s’en aller, après avoir ordonné aux fidèles de sortir. Sur quoi, les marguilliers verrouillèrent les portes de l’église, et celle-ci resta fermée durant une dizaine de jours. Il y avait même des gardes en faction jour et nuit. Le curé Normandin avait eu le temps de se barricader dans le presbytère, d’où il ameuta reporters et journalistes. L’affaire fit scandale; les médias titraient : « Un curé prisonnier dans son presbytère ».

Quand vint le dimanche, des centaines de fidèles bravèrent le froid hivernal pour assister depuis la rue à la messe célébrée par le curé Normandin dans sa chambre. Il va sans dire que la chose fit grand bruit à cause des journalistes présents. En semaine également, de nombreux fidèles assistaient à la messe matinale.

Pour les responsables de l’archevêché, cela ne durait que depuis trop longtemps, et il fallait à tout prix en finir. De quelles armes user sinon de celles de la rouerie? Leurs avocats assignèrent le curé au procès des membres du Comité par voie de subpoena le 13 décembre. Une comparution bien inutile, mais pour laquelle il dut quitter le presbytère. Il va sans dire qu’une fois sorti, il n’y rentrerait plus. Et avec lui sortait la messe catholique de toujours.

Épilogue

Certes, nous ne pouvons pas nous méprendre : même si nous vénérons les héros qui en ont été les acteurs, certains événements restent des défaites. Les événements de la paroisse Sainte-Yvette en 1975 n’échappent pas à cette règle. Les fidèles, dans leur très grande majorité, préféraient déjà le Novus Ordo. Nous restons stupéfaits de voir combien peu de prêtres ont résisté aux efforts des autorités pour changer la liturgie catholique de rite latin et... la religion qui allait avec, pour ne pas mentionner le nombre désespérément faible des évêques qui s’inscrivirent contre; nous pouvons très littéralement les compter sur les doigts d’une main. Dans la dernière conférence qu’il devait donner aux séminaristes d’Écône avant de mourir, Mgr Lefebvre disait : « Il faut admettre qu’un nombre considérable d’évêques et de prêtres avaient déjà perdu la foi avant le concile. » Peut-on alors se surprendre de la faiblesse de la résistance?

Mais il est des défaites sur lesquelles le temps et la grâce viennent déposer un peu de baume : loin de se laisser abattre, le curé Normandin, en sillonnant le pays d’un océan à l’autre, a maintenu en vie la pratique de la messe traditionnelle en de nombreux endroits. Presque tous les centres de messes de la FSSPX font remonter leur existence aux visites qu’il y fit au cours des années 70 et 80.

Fortement médiatisés, les événements de Sainte- Yvette eurent une répercussion mondiale. De nombreux prêtres résistants s’en inspirèrent. Ceux qui reprirent Saint-Nicolas-du-Chardonnet, à Paris, l’avouent explicitement : ils se sont inspirés de ce qui s’est passé à Sainte-Yvette. Sans doute n’est-ce qu’au Jugement dernier que nous en saisirons les pleines répercussions. Quoi qu’il en soit, une poignée de braves aura au moins sauvé l’honneur du catholicisme canadien-français. Ils ont bien mérité de la Patrie, terrestre autant que céleste.